L'écrivain Robert Musil et l'argent (2)

    On connaît jusqu’à la caricature cette question volontiers adressée aux « artistes » : et à part écrire, vous faites quoi comme travail ? et à part danser ? et à part peindre, dites, vous la gagnez comment, votre vie ?

    Après tout, écrire, n’est-ce pas, danser, sculpter, peindre et tout ce qu’on voudra, ce sont des sortes de hobby, pas vrai ?, de la même façon qu’après sa journée de travail – rémunérée – chacun est libre de se rendre à son cours d’initiation à la céramique.
    Alors pourquoi ne pourrait-on pas, une fois revenu du bureau, lorsque le bain a été donné aux enfants, le souper préparé, le rangement liquidé, la lessive aussi, torcher un bon chapitre de roman, quelque part entre 23 heures et minuit, je vous le demande. Et vous invite à lire à ce sujet Hobby, l’excellent livre de mon cher confrère Jean-François Sonnay, un écrivain qui, pour dégager des mois d’écriture suffisamment intenses et longs, prend des mandats comme délégué du CICR, durant d’autres mois qui sont tout aussi intenses et longs, ouf !  

    Je vous invite également à vous plonger dans la récente biographie consacrée à Robert Musil par Frédéric Joly. À ma connaissance, il s’agit de la première, en français, dédiée à cet auteur autrichien mort à Genève en 1942.

    N’y allons pas par quatre chemins. L’œuvre-phare de Musil, L’homme sans qualités, sur laquelle il a travaillé à temps plein, durant plus de vingt ans, et qu’il a laissée inachevée pour cause de mort, est considérée à la fois comme l’un des plus grands textes littéraires du XX ème siècle (ciel, ce qu’on aime ce genre de formulations de nos jours !) disons donc l’un des plus fondamentaux, et aussi l’un des plus « illisibles ». Paraît-il. Je préfère formuler autrement et préciser que l’approche de ce texte ne se fait pas en pantoufles, les doigts dans le nez. Il s’agirait plutôt de se mettre en condition pour atteindre le premier camp de base, puis le deuxième, le troisième, et ainsi de suite. Car nous avons affaire, dans ce cas précis, à une entreprise littéraire qui évolue véritablement dans l’espace, et pas seulement dans le plan.

    Je m’explique : on prend un livre, on commence à le lire, l’histoire nous intéresse, on continue, et au bout du compte, l’histoire aura évolué d’un point A à un point B, sur une belle ligne droite, comme on les aime, comme on a l’habitude, et on pourra tourner la dernière page en s’écriant ah ! qu’est-ce qu’il était bien, ce bouquin ! Et en effet, c’était sûrement une bonne histoire, un bon bouquin.
    Il est toutefois possible de vivre un autre type d’expériences avec un livre. Et sincèrement, je ne pense pas que cela puisse intéresser seulement les écrivains, ces grands autistes, comme on l’entend parfois dire sur un ton légèrement condescendant, oh, celui-là, ça ne vaut pas la peine d’y aller voir, c’est un écrivain pour les écrivains, comprenez…  

    Le fait est que nous sommes tous des êtres humains, c’est notre point commun. Nous avons une vie, une seule, jusqu’à preuve du contraire, que nous sommes censés mener. La question embêtante c’est : comment ?  Comment pouvons-nous la diriger nous-mêmes, cette vie, plutôt que de la laisser se faire diriger, par exemple par tout ce qui nous définit, professionnellement, socialement, culturellement ? Comment faire preuve de liberté véritable, alors que tout concourt à nous enfermer, à nous lier pieds et poings, à commencer par nous-même, geôlier impitoyable de notre propre existence. Comment notre esprit pourrait-il demeurer ouvert, avec deux très grands yeux, prêt à vivre des expériences inédites, plutôt que de continuer à jouer à son petit fonctionnaire. Et à quoi pourrions-nous bien croire encore, quelles utopies allons-nous oser concevoir, dans le merdier qui nous entoure ?  Oui, à quelle conception du monde se raccrocher, tandis que tout s’effondre autour de nous ? Ou s’est effondré, c’est selon.

    Robert Musil situe l’histoire de L’homme sans qualités dans la période qui a précédé le déclenchement de la Première guerre mondiale. Une époque qui allait entraîner la disparition de l’Empire austro-hongrois, des empereurs eux-mêmes, des classes sociales établies depuis des siècles, des façons de penser, de se comporter, d’inventer etc.
    Or, ce qui est fou, c’est que la période d’écriture de ce texte s’est située dans un tout autre contexte, au moins aussi chamboulé, celui de l’entre-deux-guerres. Alors oui, à quoi nos semblables, qui ont traversé ces époques, pouvaient-ils bien croire encore, et à quoi pourrions-nous croire aujourd’hui ? La question n’a rien perdu de son acuité. Et c’est dans ce sens que le texte de Musil ne raconte pas une histoire en train de se dérouler dans un plan, mais bel et bien dans un espace. Car l’écriture n’est pas, pour cet écrivain, juste instrument lui servant à mener une histoire par le bout du nez. L’écriture est l’objet même de la recherche des réponses possibles, et surtout de leur expérimentation.
    Musil n’était pas simplement (si j'ose...) en train d’écrire un livre. Il était absorbé tout entier dans la salle des machines de l’écriture, et il a essayé de faire évoluer les deux à la fois, une histoire dans le plan, une entreprise littéraire dans l’espace. C’est très risqué. C’est plus ou moins réussi. À chacun de voir. Dans tous les cas, la lecture de L’homme sans qualités, je dirais plutôt l’expérience de cette lecture, nous aide à toucher du doigt ce que c’est que d’être entièrement requis par un processus de création. Il faudrait souligner ce mot, ou le mettre en noir, ou en capitale, bref.
    Chez Musil, le mot création est indissociable du mot pensée. Un terme affreusement suspect en littérature ! Ce dingue d’homme disait d’ailleurs lui-même vouloir « un roman qui pense ». Donc pas un essai, pas une approche philosophique, mais bel et bien une pensée vivante, capable de s'incarner dans un roman! Au bout du compte, ce qui est à l’œuvre dans L’homme sans qualités, ce serait carrément une « métapensée », comme on parle aujourd’hui de métadonnées.

    Dans son journal, Musil a notamment fait cette précision: « Écrire n’est pas une activité, mais un état. C’est pourquoi l’écrivain qui travaille à mi-temps est incapable, au sortir de son travail, de se remettre à écrire. »

    Une des questions qui surgit alors, et que j’ai commencé à introduire dans une note précédente de ce blog > c’est où trouver l’argent pour pouvoir se consacrer à une telle entreprise, si celle-ci ne rapporte pas assez – presque un pléonasme – ce qui fut le cas d’une façon de plus en plus dramatique dans la vie de Musil et de son épouse Martha, qui l’assistait à plein temps dans son travail.

    L’art et l’argent ont toujours fait mauvais ménage. Comme si la simple association de ces deux mots relevait du pire mauvais goût. Au mieux, on ne veut pas le savoir, combien ça rapporte, on ne va pas s’abaisser à discuter de « ça »… Raison pour laquelle, durant une très longue période de l’histoire littéraire, française à tout le moins, les écrivains (dans leur immense majorité de sexe masculin), étaient issus de familles qui avaient des fortunes. Ceux qui tiraient le diable par la queue, et s’en plaignaient – Georges Bernanos en est un bon exemple – faisaient figure de taches pitoyables dans ce tableau. D’autres, pas si riches mais dotés de relations, se laissaient volontiers nommer à des charges d’ambassadeurs, de consuls ou autres hochets (oui, je suis jalouse !), dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles leur permettaient d’assurer le quotidien dans les grandes largeurs, tout en ne les absorbant pas au-delà du strict nécessaire. Pensons à Paul Claudel, à Romain Gary, au nettement plus sulfureux Paul Morand, et à tant d’autres. 

    Notre époque a trouvé la parade d’une façon radicale : un texte qui ne rencontre pas aussitôt le succès n’a plus qu’à disparaître du marché. L’intérêt d’un livre n’est mesuré plus que par un seul critère : le chiffre. Combien d’exemplaires vendus, combien de millions dégagés, combien de sponsors prêts à s’emparer de l’image de l’auteur et à en faire leur miel. C’est sans ambiguïté, et c’est l’une des raisons pour lesquelles la plupart des médias préfèrent, de nos jours, venir d’abord au secours du succès, s’acharnant à nous présenter les textes concernés en énumérant en premier lieu les résultats qu’ils ont dégagés, incontestables, impressionnants, comme autant de gages, pour nous autres lecteurs, que nous ne risquons pas, à les lire, de perdre notre temps, ni surtout notre argent.   

    Mais revenons-en à Musil et à sa façon de résoudre – c’est un bien grand verbe – le problème. D’abord des parents, un père, une mère, qui l’ont entretenu jusqu’à l’âge de passé de trente ans, sans trop s’impatienter, c’est la vérité, mais qui ont quand même fini, subissant eux-mêmes quelques revers de fortune, par faire comprendre au poussin qu’il pourrait tout aussi bien se servir de ses ailes pour voler un peu.

    Robert M. consentit donc à s'employer comme fonctionnaire, à la bibliothèque de Vienne, au ministère de la défense, postes obtenus par piston, afin d'essayer de sortir de l’impasse. Des jobs tellement incompatibles avec l’activité d’écriture qui commençait à prendre le dessus dans sa vie, qu'il n’a rien trouvé de mieux que de se faire établir certificats médicaux sur certificats, pour des périodes de plus en plus longues. Typique de l’écrivain qui cherche rien de moins que le beurre et l’argent du beurre, la paie qui tombe, tandis qu’il passe tout son temps à penser, méditer, se promener, nager, lire et écrire.
    Il y eut, avant cela, la direction d’une grande revue littéraire allemande, die Neue Rundschau, responsabilité dont Musil se serait bien passé, tout en la prenant au sérieux, et qui constitua un moyen assez équilibré, en somme, pour l’éditeur Fischer – propriétaire de la revue – et son écrivain récalcitrant Musil, de se tenir par la barbichette.
    Des piges journalistiques le nourrirent plus ou moins par la suite, avec moult hauts et bas dans les commandes d’articles et surtout leur paiement. Puis ce fut au tour du nouvel éditeur, Rowohlt, nettement plus solide et réputé que le précédent, de s’engager à des versements mensuels contre des promesses de l’auteur, jamais tenues sur le plan du timing, de livrer tels et tels textes à telles et telles dates… 
    Compte tenu des soubresauts qui agitèrent l’époque, les versements de l’éditeur n’eurent pas comme principale qualité de se montrer réguliers. Pendant ce temps, la petite fortune de sa femme Martha – l’amour de sa vie, on peut le dire sans hésiter – qui était mariée et mère de deux enfants lorsqu’il l’a rencontrée, ne fit que fondre jusqu’à l’extinction, à force de servir de coussin d'amortissement, sans jamais être alimentée.
    Vint alors le temps encore moins glorieux, encore plus pénible, des mécènes à solliciter, encore et encore, qui étaient des amis, des amis d’amis, des industriels prospères, admirateurs de l’art littéraire, des fondations, sociétés de secours et tutti quanti.

    La biographie de Frédéric Joly ne fait pas l’impasse sur le sujet de l’argent, loin s’en faut. On pourrait même dire que cette question de la survie matérielle dans une vie d’écriture est consubstantielle à l’œuvre en train de se faire. Et elle n’en éclaire que mieux, c’est certain, la radicalité.

    [Extrait p. 361]
    (nous sommes en 1929)

    […] Ces deux années d’enfermement dans le cabinet de travail, n’ont, par ailleurs, pas contribué à dissiper le sentiment de marginalisation sociale, parfaitement fondé au demeurant : « L’écrivain le plus signifiant n’arrive pas à décrocher 5'000 shillings, alors que, pour les sociétés sportives et autres, l’argent coule à flot. Le ministre reçoit le boxeur. (in Musil, Journaux 2, p.186) ». Pris à intervalles réguliers de vertiges, d’abord légers, puis de plus en plus impressionnants, il poursuit néanmoins sa tâche sans faiblir. Martha, inquiète, convaincue qu’il lui faudrait faire une pause, insiste pour qu’ils partent quelques semaines à la campagne, mais il ne peut s’y résoudre. Jusqu’à ce que, de façon prévisible, une première alerte sérieuse finisse par se produire, puis une seconde, plus inquiétante encore. […] Par ailleurs, l’écrivain qui, de son propre aveu, « traite la vie comme un désagrément que fumer permet d’oublier » a usé et abusé de la nicotine tout au long des deux années écoulées, et commence à le payer. Le remède est de l’ordre de l’évidence, mais inenvisageable : il lui faudrait oublier tous les tracas et sources d’exaspération – et cela, il ne le peut, tout simplement. C’est que les versements de l’éditeur, seule source de revenus, se font toujours plus erratiques ; et que la situation politique, en Allemagne comme en Autriche, semble n’attendre qu’un événement majeur pour dégénérer encore. Dans ses missives envoyées à Blei, Musil s’inquiète de ses « misérables conditions de vie » […]