Lors d’une rencontre littéraire, un silence assourdissant peut-il être le signe d’une réaction enthousiaste du public?

[question adressée par Séverine F. Neuchâtel ]

 

Chère Séverine,

En lisant votre question, je suis en mesure de vous dire très exactement où vous étiez, et ce que vous faisiez, lundi 5 décembre, de 18h30 à 20h30!
J’en profite pour vous avouer tout de go que, pour moi aussi, cette soirée fut vraiment particulière, sinon mystérieuse…
Je m’étais pourtant déjà retrouvée dans le cadre à la fois classique et intimidant de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, place Numa-Droz. Une salle assez vaste, des tables larges équipées d’élégantes lampes vertes, un éclairage au plafond plutôt brouillé, des rayonnages chargés, bref le décor d’une bibliothèque à l’ancienne, bourgeoise et propre sur elle, favorisant dans tous les cas l’étude et la concentration. À l’époque, j’y avais emmené mes héros russes et le souvenir qui m’en était resté, c’était celui d’une bonne soirée. Aussi n’avais-je trouvé aucune raison de refuser d’y présenter Hermine et Juste Rivaz lorsque Gilbert Pingeon m’avait proposé d’organiser une rencontre, dans le cadre de la programmation des Lundis des Mots.

Ce soir-là, vous étiez donc vous aussi dans cette bibliothèque, chère Séverine, et j’en profite pour vous remercier de votre présence. Vous aurez sans doute constaté, tout comme moi, que la salle a fini par se remplir très honorablement, bien qu’on ne puisse pas prétendre que la largeur des tables favorisait le rapprochement entre les membres du public… C’est d’ailleurs pour cette raison, et j’imagine que mon geste ne vous aura pas échappé, que j’ai aussitôt quitté la scène «professorale», sur laquelle j’étais censée officier, pour descendre quelques marches et me tenir debout, durant toute la rencontre, à la hauteur du plancher des vaches, sauf pour les moments dédiés à la lecture.

À partir de là, que vous dire? Eh bien qu’à force de vivre des rencontres avec des lectrices et lecteurs, en Suisse et dans d’autres pays, en français et dans d’autres langues – un exercice assez difficile, il est vrai, mais auquel j’apprécie de me confronter – j’ai acquis ce qu’on pourrait appeler une bonne perception des états émotionnels d’un public. Je sens très vite si celui-ci est enthousiaste, ouvert, curieux, intéressé, amusé, joueur ou alors plutôt dubitatif, fatigué, blasé, indifférent, voire méfiant ou carrément hostile, ce qui montre à quel point la vie des écrivains peut ne pas être simple. À charge pour moi, quelle que soit la situation de départ, de nourrir curiosité et enthousiasme, et de tenter de renverser toute situation tiède, afin qu’elle se transforme en une sorte de bonne découverte réciproque. Vous confier que j’y parviens en général très bien, quitte à beaucoup puiser dans mes forces, ne revient ni à me vanter ni à vous mentir, chère Séverine, mais simplement à vous dire les choses telles qu’elles sont.

J’en profite pour vous faire part ici de quelques constats. Ils n’engagent que moi. Il n’est pas rare, encore à notre époque, que des «rencontres» littéraires se soldent par le long monologue d’un auteur qui, les yeux accrochés à ses pages, «gratifie» son public d’une lecture sans fin, d’une voix souvent monocorde, parfois à peine audible, avant de quitter la salle sans jamais laisser place à la moindre question, et ceci sous toutes sortes de prétextes qui, à mon avis, sont avant tout au service de la construction de sa petite légende personnelle. Inutile de dire qu’en tant que lectrice, je n’hésite jamais à me lever et à quitter aussi sec ce genre de «rencontres».
Considérant les choses depuis l’autre côté de la barrière, j’estime que le travail d’écriture, essentiellement et terriblement solitaire, ne peut en effet convenir, sur la durée, qu’à des caractères très particuliers, dont on ne peut pas dire qu’ils cherchent avant tout à se dissiper à travers le contact social. Ceci étant posé, je n’en pense pas moins que lorsqu’un écrivain accepte des rencontres publiques, et rien ne l’oblige à les accepter, sa responsabilité est alors de sortir un peu de sa vieille carcasse confite pour tenir compte, précisément, de la présence d’un public. La conscience que ce dernier, par la grâce de dieu seul sait quel miracle, a décidé de venir assister à une rencontre littéraire, après une journée au boulot, plutôt que de se rendre dans un bar ou de se poser devant une super série TV, devrait suffire à n’importe quel artiste disposant d’une vague connaissance des réalités de la vie contemporaine – et de la place laissée par celle-ci à la lecture de textes littéraires – pour faire, disons, un petit effort sur sa petite personne.

Mais revenons-en, chère Séverine, à nos moutons de la Bibliothèque de Neuchâtel, durant la soirée du 5 décembre dernier.
Que dire de ces moutons? Qu’ils étaient pelucheux en diable et prêts à suivre leur berger sans discuter? Rien de tout cela, voilà la vérité. Je ne peux même pas affirmer que ce public était indifférent ou hostile, pas du tout. Il était éteint, voilà mon constat, comme si on avait appuyé sur les boutons de toutes les lampes vertes d’un seul coup.
Je me souviens très bien des sentiments désagréables qui m’ont assaillie après chaque lecture, à savoir des morceaux qui n’excédaient pas 6 à 8 minutes, et qui n’en exigent pas moins forces et concentration: l’impression que le micro, que je tenais de la main gauche, s’était mis tout à coup à peser plusieurs kilos, et que mes pieds n’étaient pas posés sur un plancher, mais pris dans une sorte de bourbier, duquel il me faudrait encore émerger…
C’en était au point qu’à deux reprises au moins, je n’ai pas pu m’empêcher de faire remarquer la qualité assourdissante du silence qui ponctuait mes interventions. Des signes sont certes alors venus, une lectrice s’empressant de déclarer «c’est parce que vous lisez si bien qu’on vous écouterait des heures» et d’autres approuvant l’idée «d’entendre encore quelques extraits». Ouf!  Toutefois, et je ne me l’explique vraiment pas, ces mots n’étaient accompagnés d’aucune de ces vibrations qui, d’ordinaire, parcourent un public, surtout quand il est content. L’absence de vibrations était si totale qu’elle aurait pu me faire croire, en admettant que j’aie gardé les yeux fermés, que j’étais encore en train de répéter mes lectures devant une salle entièrement vide.…

Le plus fou, chère Séverine, et je vous ai prévenue d’emblée que nous étions en plein mystère, c’est que des membres de ce public qui sont, par la suite, venus me demander des dédicaces ou qui m’ont abordée durant la verrée, m’ont tous avoué, avec des trémolos dans la voix, qu’ils avaient passé, je cite, une soirée formidable. Aux premiers d’entre eux qui m’avaient fait une telle confidence, je n’avais pas pu m’empêcher de demander: “En êtes-vous sûr? J’ai cru que vous vous étiez terriblement ennuyé!» Réponse: que nenni non point bien au contraire!

Il aura donc fallu, peu de temps après une rencontre chaleureuse à la libraire Parenthèses de Hong Kong que je me rende à seulement 89 kilomètres de chez moi pour découvrir, ainsi que l’a résumé Gilbert Pingeon devant mon air abasourdi «qu’à Neuchâtel, le silence assourdissant est en réalité le signe d’un enthousiasme délirant.»

 

Une suggestion de lecture:

Un effondrement, de Ghislaine Dunant >
Ce beau texte, très sobre et qui s’attache à trouver des mots exacts pour décrire le côté purement physique de ce qu’on appelle communément une dépression – à savoir une absence incompréhensible à soi-même et au monde – permettra sans doute à nombre de lecteurs (dont je fais partie) de comprendre que si certains écrivains livrent parfois des prestations publiques décevantes, ce n’est pas toujours pour cause d’égocentrisme invétéré.  Difficile en effet d’imaginer qu’un tel travail d’écriture littéraire soit mené à bien, et à fortiori présenté, par une personnalité à tendance gaie-luronne. Ce qui n’empêchera pas ce même écrivain, espérons-le, de se montrer sous un jour différent à l’occasion de la présentation publique d’un autre de ses livres.

© catherine lovey, le 16 décembre 2016

C’était…