Récemment, Gil Roman présentait la chorégraphie qu’il a créée en hommage à Maurice Béjart en disant : "Un pas, un mot", comparant ainsi le travail du chorégraphe à celui de l'écrivain. Pensez-vous qu'il ait raison?

[Question adressée par Claudio F., région non spécifiée]

 

Cher Claudio,

Si Gil Roman a dit «un pas, un mot», cela signifie qu’il a travaillé dans cet esprit, et créé en quelque sorte un dictionnaire bilingue original, intitulé non pas «swahili-français» mais «chorégraphie-français». D’ailleurs, je crois bien qu’on dit écrire une chorégraphie. Alors comment l’écrit-on? Avec des mots, des signes cabalistiques, des dessins, un genre de notes, comme sur une portée?

Votre question m’amène à prendre conscience que j’en ignore tout. C’est fou! Dès lors, je vous promets que je ne manquerai pas d’en discuter avec Gil Roman, à la prochaine occasion. J’ai beaucoup apprécié, moi aussi, sa dernière création. Elle entendait envoyer une lettre, par l’entremise du corps des danseurs, afin de donner des nouvelles à Maurice Béjart, qui s’est absenté de notre monde voici dix ans.
L’écriture de Roman – comment le dire autrement? – m’est apparue à la fois précise, énergique et bien éclairée. Quand on prend le risque de s’adresser à une personne qui a été très importante dans sa propre vie, et dans la vie d’une compagnie, on n’en reste pas à la surface des choses, encore moins aux politesses. Si bien que les différents états émotionnels ont pris corps sur la scène, les vertiges, les doutes, les saccades, les obstacles, les envolées, les harmonies, bref, toute une mécanique qui dessinait les hauts et les bas d’un parcours. 

À partir de là,  les mouvements d’un corps dans l’espace, pas plus qu’une mélodie, et pas davantage qu’un trait sur une toile, ne disent des choses que tout le monde est susceptible de comprendre sans l’ombre d’un doute. Si tel était le cas, on arrêterait de se parler et de s’écrire si souvent, et on communiquerait plutôt avec des notes de musique ou des dessins. Il se trouve que la langue est non seulement la principale base de nos relations, mais elle produit aussi un sens qui englobe absolument tous les aspects de la vie. Les chiffres sont certes aussi une base commune, mais il n’est pas possible de dire n’oublie pas de prendre du pain en rentrant, je t’aime avec des chiffres. Ni avec des pas de danse, des notes ou des couleurs.

Ce qui fait la force de la langue en constitue, sans surprise, la faiblesse. Les mots ont une ou plusieurs définitions objectives. Les dictionnaires sont là pour le garantir. Dès lors, et en principe, ce qui est dit est dit, ce qui est écrit est écrit.  Or, il me semble que si Gil Roman me confiait que tel enchaînement de pas représente l’un des grands moments de bonheur vécu avec sa compagnie, je pourrais toujours prétendre que j’y ai vu, pour ma part, un grand moment d’angoisse, je n’aurais dans les faits aucun moyen «objectif» de le contredire. De même, et en dépit de tout ce qui a été écrit à propos de la musique, et aussi du sens des couleurs, il n’existe aucun répertoire qui stipulerait qu’un fa dièse ou un bleu cobalt symbolisent à coup sûr un climat de perturbation.  Avec les mots, c’est différent. Si j’écris une phrase telle que Alexis Berg est mort pendant la nuit. Ou peut-être au petit matin., il y a, à coup sûr, une incertitude à propos du moment du décès, mais je ne peux pas prétendre qu’Alexis Berg est toujours vivant. Sauf dans mon cœur, évidemment.

Si tout le monde communiquait en utilisant non pas des mots, mais des notes de musique, il est à parier qu’il arriverait à la musique ce qui arrive aux langues. La plupart des utilisateurs ne la prendraient pas au sérieux.
La langue est comme l’air qu’on respire. Personne ne pense à réfléchir longtemps au fait qu’il est en train de respirer. Sauf des linguistes, des écrivains, des responsables de la salubrité de l’air. En dehors de ces braves, la plupart des gens moulinent des mots sans y songer une seconde. Résultat: ce qui compte, c’est avant tout ce qui se passe.
Entre une phrase à la George Sand, j'étais dans une affreuse inquiétude, mon cher ange, je n’ai reçu aucune lettre d’Antonio et cette autre, très contemporaine,  il est où Antonio j’ai fait un whatsapp que dalle! sera retenu surtout le fait qu’Antonio n’a pas donné de nouvelles. L’idée qu’avec la disparition d’Antonio, Tchekhov aurait écrit vingt pages passionnantes et Tolstoï deux cent quarante, tout aussi bonnes, en préférant toutefois Antonia à Antonio, n’intéresse pas les foules. Pourtant, écrire – en tant qu’écrivain, je veux dire – ne revient pas à mettre un mot à côté d’un autre mot. C’est plus complexe, plus passionnant, et nettement plus risqué. Il arrive d’ailleurs qu’en cours de route, certains écrivains se fichent du sort d’Antonio, oublient qu’il a disparu, ou découvrent qu’il n’a jamais existé. Il arrive même, en littérature, que des mots ne soient pas utilisés pour dire quelque chose, mais qu’une langue soit créée, au fur et à mesure, pour inventer un monde ou appréhender le monde.
C’est un peu à cette manière que je m’imagine l'approche d’un chorégraphe, dont le travail transcende le simple fait de codifier un pas, afin de l’enchaîner à un autre pas.

 

Une suggestion de lecture:

Lettres à un jeune danseur, de Maurice Béjart>
Voici un texte court, du genre décousu et néanmoins stimulant. Il mêle expériences concrètes, réflexions plus spirituelles et conseils. En toile de fond, une tentative d’être plus conscient: qu’est-ce que ça veut dire d’être chorégraphe, l’est-on jamais, et surtout, peut-on l’être sans en passer par le corps des danseurs? Les pages consacrées à la barre (la barre est vivante. La barre te connaît. La barre t’observe etc) ont d’ailleurs été citées avant la représentation de Béjart fête Maurice, un récent spectacle qui reprenait des extraits des ballets du grand chorégraphe.
Puisque nous y sommes, voici un petit extrait, en forme de grain à moudre: «Lors de la représentation, le danseur doit donner l’impression au public d’improviser et d’inventer la chorégraphie; c’est à cette seule condition qu’elle est intéressante. S’il laisse croire qu’il fait des mouvements libres et complètement à lui, les gens sont transportés. Pour en arriver là, il faut aussi qu’il ait totalement digéré la chorégraphie, qu’il l’ait repensée de fond en comble, qu’il l’ait recréée, revêtue, et qu’il en ait à la fois une domination technique et une perception intellectuelle complète.”

© catherine lovey, le 13 janvier 2017

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