J’ai lu plusieurs de vos questions qui tuent, merci! Je ne sais pas si la mienne va convenir. Avant, je lisais beaucoup, des textes sérieux et d’autres, mais maintenant, depuis quelques années, plus du tout. Je sens votre passion dans vos chroniques, et aussi dans les livres que vous nous recommandez, et je me demandais ce que vous pourriez me dire pour m’encourager.

[question adressée par Marie M., région de Fribourg]

 

Chère Marie,

Il semble que votre question convienne tout à fait! J’ai envie d’y répondre, c’est sans doute un signe… Puis-je vous faire remarquer que, sans le savoir, je vous ai déjà encouragée? Vous avez envie de vous remettre à lire? Tiens donc!
Et pourquoi diable avez-vous cessé?
Je peux deviner les raisons générales, celles qui nous sont communes, à cause de la vie que nous menons, dans une époque telle que la nôtre. Les autres raisons vous appartiennent, et d’ailleurs, vous ne m’en dites rien.
Le coupable, c’est le mot temps. C’est avec lui que l’on peut former les expressions en vogue suivantes:
pas le temps de
plus le temps de
À titre personnel, je connais au moins une situation de l’existence où l’emploi des expressions négatives concernant le temps se révèle tout à fait légitime. La voici: réveil tôt le matin, café en vitesse, puis préparation des enfants, puis sprint à la crèche et à l’école, puis sprint au boulot, puis sprint à la pause de midi pour faire des courses ou d’autres tâches familiales, puis nouveau sprint au boulot, puis fin du boulot, puis sprint pour récupérer les enfants, sprint ensuite chez le pédiatre, le dentiste, le professeur de guitare, puis retour à la maison, puis surveillance des devoirs, bain, puis préparation du repas, puis repas en famille, puis pyjama et histoire, puis rangement de la cuisine, nettoyages, linge sale, linge propre, repassage, puis réponses à quelques messages, puis dodo.

Si vous vous reconnaissez, chère Marie, dans ces quelques lignes qui sont plus faciles à écrire qu’à vivre, où dans toute autre situation, si intense qu’elle justifie l’emploi littéral de l’expression «n’avoir plus une minute à soi», alors souriez un bon coup, prenez soin de votre santé, et surtout ne vous culpabilisez pas de ne pas lire! Au pire, achetez ou empruntez un de ces CD sur lesquels sont gravées d’excellentes voix occupées à lire des textes littéraires, et si d’aventure il vous arrive – je dis bien si, d’aventure – de pouvoir prendre un bain une fois tous les trois mois, alors écoutez quelques phrases en fermant les yeux.

En admettant que votre vie ne vous ait pas conduite dans une situation aussi extrême, et tellement néfaste pour la lecture, alors vous n’avez plus qu’à faire face à vos responsabilités. Voilà tout ce que je puis vous dire.
Un bon test vous y aidera.
Durant une semaine, à savoir sept-jours-complets-dimanche-compris, et sans jamais faillir à votre mission, mettez-vous dans la position d’observatrice. Où que vous soyez, quoi que vous fassiez, à la maison, dans la rue, dans les transports, au travail, dans les supermarchés, au cinéma, sur les pistes de ski, à table, observez tout, avec une grande attention. Ah oui, j’allais oublier: vous laisserez votre propre smartphone ou tablette au fond du sac, en mode silence, et vous prendrez garde à ne JAMAIS l’utiliser durant ces innombrables moments que vous consacrerez à regarder vivre et agir vos semblables.
Vous allez en découvrir des choses, chère Marie!

Et si vous avez le temps, soumettez-moi les statistiques que vous aurez pu déduire de cette opération.
À l’heure qu’il est, les miennes sont les suivantes: sur dix personnes se trouvant en ce moment dans un wagon de train, huit ont les yeux rivés sur un petit écran et ne les relèvent à aucun moment. Sur ces huit citoyens ayant la chance de vivre dans un pays développé, cinq jouent à un jeu débile, regardent des vidéos débiles ou des pubs. Deux autres tapotent à la vitesse de la lumière, ou téléphonent, en veillant à ce que tout le wagon soit informé du fait que non, ça va pas du tout, Kevin est un connard. Le dernier passager du groupe occupé par un écran donne l’impression de réviser des cours ou de terminer la rédaction d’un rapport, de préférence sur un ordinateur portable. Concernant les deux seuls individus qui voyagent sans être arrimés à un écran, l’un est assoupi, et l’autre feuillette quelque chose. Souvent, il s’agit d’un journal gratuit. Parfois d’un livre. Un vrai livre en papier. Dans ces cas-là, si la personne est jeune, car il arrive qu’elle le soit, grande est la probabilité que l’ouvrage ressemble à l’un de ces trucs à succès, section adulte ou teenager.  Si la personne est plus âgée, tout peut arriver. Début décembre, sur la ligne de Genève, j’ai surpris un homme grisonnant en train de lire des poèmes de Mandelstam en allemand, et n’en suis pas tout à fait remise.
Bref, auscultez-vous, Marie, auscultez le monde autour de vous, et voyez ce qu’il advient – très concrètement – de notre manière d’utiliser ce temps que nous n’avons plus.

Pour ma part, je n’ai jamais ressenti le besoin d’aller sur Mars. Il me suffit de regarder autour de moi pour éprouver bien souvent la sensation d’y être déjà.
Et puis encore ceci: dans un monde où tout est mis en œuvre pour nous tirer «hors de», à savoir hors de nous, de nos sensations, de nos pensées, de notre humanité, de notre individualité, de notre liberté, et où tout est par conséquent calibré pour nous distraire (racine latine: dis-trahere/séparé-tirer) et nous divertir (racine latine: divertere/détourner), la littérature demeure l’un des rares territoires dont les effets sont de nous ramener à.
Se pose dès lors la question, chère Marie, de savoir dans quel sens vous souhaitez aller.

 

Une suggestion de lecture:

L'analphabète, d'Agota Kristof >
Je devrais en réalité vous recommander tous les textes de cet écrivain d’origine hongroise, qui a fui son pays en 1956, avec sa petite fille de quatre mois dans les bras, pour atterrir par hasard en Suisse, où elle a vécu et écrit jusqu’à sa mort en 2011. Dans ce livre peu épais, et dont elle a déclaré par la suite qu’elle ne l’aimait pas du tout, Kristof parle avec des mots très nus des différentes étapes de sa vie, marquées par la lecture, l’écriture, l’exil, ainsi que par la lente appropriation d’une autre langue, pour essayer de dire son monde à jamais perdu. Le début donne le ton d’une manière magistrale:
Je lis. C’est comme une maladie.
L’écrivain exilée dans le canton de Neuchâtel dut pourtant rester de longues années sans rien pouvoir lire, car elle ne maîtrisait pas assez le français. À un moment, elle s’interroge: «Quelle aurait été ma vie si je n’avais pas quitté mon pays? Plus dure, plus pauvre, je pense, mais aussi moins solitaire, moins déchirée, heureuse peut-être. Ce dont je suis sûre, c’est que j’aurais écrit, n’importe où, dans n’importe quelle langue.»

© catherine lovey, le 20 janvier 2017

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