littérature

Pour saluer le voyageur presque immobile

en hommage à Gérard Delaloye

 

     Quelques mois après avoir accompagné la sortie de son dernier livre, Les douanes de l’âme> Gérard Delaloye est mort, le 5 décembre 2016, à l’âge de septante-cinq ans. Il avait été prof, puis historien, journaliste, auteur, lecteur, observateur, analyseur, fouilleur, arpenteur et coupeur de cheveux en quatre. Il lui faudra encore sept années, si l’on en croit un ancien rite orthodoxe, pour parvenir à franchir ces douanes qui marquent la séparation entre l’ici-bas et l’au-delà.

      Plutôt que de jeter quelques piécettes, comme on le fait parfois encore en Roumanie au passage d’un cercueil, ou de mettre sur sa tombe, à la mode de chez nous, fleurs et bougies ou, pourquoi pas, des répliques en papier de billets de banque, de smartphones et d’ordinateurs, ainsi que le pratique désormais la Chine consumériste, afin que le défunt ne manque d’aucun de ces biens devenus si indispensables à la vie sur terre qu’ils ne peuvent qu’être présumés utiles dans la mort, j’aimerais déposer quelques mots en son nom, qui sont ceux de la gratitude.

     Depuis quelques années, ma bibliothèque accueille un certain nombre de livres qui m’ont été donnés par Gérard Delaloye, à l’époque où il était en train de vider son appartement lausannois pour s’établir définitivement en Roumanie. Le jour où je m’étais rendue dans cet appartement, c’était la première fois que je le rencontrais. Jusque-là, nous avions seulement eu l’occasion de correspondre un peu, à l’occasion de la sortie de Un roman russe et drôle > en 2010. Mais cela avait suffi pour que Gérard en déduise que j’étais le genre d’oiseau susceptible de le débarrasser d’ouvrages devenus extrêmement peu cotés sur le marché : bolchévisme et soviétisme à la sauce quasi-encyclopédique, textes historico-politiques en veux-tu en voilà, dissidence en bonne et due forme, procès de Moscou et, bien entendu, du Lénine, du Boukovsky, du Soljenitsyne, du Zinoviev, du Sakharov, du Wat etc., sans oublier du bon gros communisme, certes soluble dans l’alcool mais surtout dans le temps qui passe. Bref, tout un univers de pensées, si proches encore, et qui avaient pourtant l’air presque empaillées.
 

     Parler chiffon

     C’est ainsi que je m’étais retrouvée face à une bibliothèque dans laquelle j’avais pu puiser tout mon saoul. Gérard avait bien entendu fait le ménage et pensait l’avoir bien fait. Or, j’ai perçu tout de suite une assez grande communauté des âmes. La communauté de ceux qui ne sauraient voir partir des livres sans ressentir, au-delà du soulagement, un assez vif pincement au niveau des entrailles. Non pas que ces ouvrages aient la moindre importance désormais. En revanche, l’individu qui avait autrefois acheté ce livre, l’avait lu, puis avait pris la peine de lui faire une place dans sa bibliothèque, eh bien ce jeune-vieux bougre continue à en avoir, lui, de l’importance !
     Comment oublier le lecteur que nous avons été ? Celui qui, à vingt ans, s’était demandé si, là-bas, ils n’avaient pas par hasard trouvé un système moins injuste où l’homme pouvait vivre mieux. Puis celui qui a commencé à avoir des doutes. Les a cultivés. A cherché. Systématiquement. Inlassablement. Celui qui a lu à la folie, relu, creusé et découvert de nouveaux horizons, de nouvelles questions. C’est fou ce qu’un tel lecteur peut demeurer vivant à l’intérieur de nous ! Il faudrait plutôt écrire de tels lecteurs, tant ils sont nombreux. Chaque livre conservé au fil des ans témoigne, bien au-delà de son strict contenu, de ce que nous fûmes, de ce qui nous a animé, de nos enthousiasmes et errements, des odeurs et couleurs qui nous environnaient et, immanquablement, de ceux que nous aimions et qui nous aimaient. Si bien que lorsqu’il faut faire le tri dans sa bibliothèque, c’est d’abord à des chapitres de soi-même qu’on ne cesse de devoir dire adieu.

     Pour des gens qui vivent en grande partie par et pour les livres, rien n’est plus fascinant que de faire connaissance autour d’une bibliothèque. C’est un peu comme parler chiffon, mais dans le détail, sans s’épargner la poussière ni le récit des petites misères.
     Dans mon souvenir, nous n’avions, ce jour-là, pas échangé un seul mot à propos du Valais, dont nous sommes pourtant tous deux originaires. Tel n’était pas notre point de rencontre, bien que Gérard n’ait jamais quitté ce canton des yeux, et encore moins de la plume, y compris après avoir cessé d’être le directeur du Musée cantonal d’Histoire militaire de St- Maurice. J’en ignore d’ailleurs tout, je veux dire de ce musée et de ce poste, si ce n’est que je trouve amusant qu’on ait laissé pareil esprit s’asseoir dans de ce genre de fauteuil…

     Le fait est que les livres qui encombraient encore la bibliothèque à libérer regardaient presque tous vers l’Est. Et voilà que, sans nous connaître, c’était aussi dans cette direction qu’incurablement, mais pas exclusivement, nous avions tendance à regarder. Pas seulement la politique, pas seulement le sinistre envers de l’utopie, mais les us et coutumes quotidiens, les langues, les traditions culinaires, musicales, les manières d’appréhender le temps et la mort. Sans compter que Gérard allait s’y installer pour de bon, dans la Roumanie de son épouse Adriana. Tous deux avaient choisi une région de forêts vallonnées, qui promettait d’être aussi vivable qu’un morceau encore vert de l’Helvétie, tout en offrant la proximité de Sibiu, une belle ville de culture qui devrait faire oublier la distance avec Bucarest.  
 

     Un voyage roumain

     Un peu plus tard, après un hiver transylvain qui avait été aussi rude que ceux du Valais d’autrefois, Gérard avait écrit à un certain nombre de ses connaissances et amis pour proposer à qui le voudrait bien de faire un voyage estival en Roumanie, histoire d’en avoir le cœur net. Du tourisme certes, mais culturel avant tout. En petit groupe. Accompagné d’une jeune guide, Ioana Pau, originaire de Sibiel, le village où ils vivaient désormais. Et épaulé, bien entendu, par un Gérard pas mécontent de partager quelques-unes de ses nouvelles passions, parmi lesquelles l’histoire des Saxons de Transylvanie. Inutile de dire que j’ignorais tout – et sans doute n’étais-je pas la seule – de cette importante population d’origine allemande, dont la trajectoire roumaine ne s’est pas révélée tranquille, ni même reluisante, en particulier pendant et après la deuxième guerre mondiale.

     Ainsi fut donc fait, sur des routes dont nous découvrîmes aussitôt le côté cahotant, ce qui nous obligea à multiplier les kilomètres annoncés par un facteur de temps bien plus élevé que celui qui a cours plus à l’ouest de l’Europe… Un voyage fort intéressant, que je vais m’abstenir de raconter ici dans le détail, si ce n’est pour dire qu’il nous permit d’abord de faire connaissance entre nous, compagnons de route improvisés, et de comprendre que nos horizons étaient aussi divers que compatibles. L’itinéraire choisi contribua à nous donner une meilleure idée de la grande diversité géographique et culturelle de ce pays, qui n’est pas constitué que de monastères et d’églises épatants, bien que tous valent le détour. Chaque voyageur en aura gardé ses propres souvenirs exclusifs. Les miens sont surtout liés à la découverte de chemins de campagne et de doux vergers dans les environs de Sibiel. À l’impression toute soviétique que m’avait faite la ville de Bacau. Et à ce petit cortège funéraire que nous avions croisé je ne sais plus où, ce qui nous avait valu, sans politesse supplémentaire, d’être invités par la famille du défunt à la collation funéraire en plein air. Celle-ci s’était tenue à côté du cimetière, à même le coffre ouvert d’une ou deux voitures qui avaient transporté ce que de discrètes femmes, qui nous entouraient en foulards et robes noires, avaient sans doute passé beaucoup de temps à préparer. J’en garde une couronne de pain tressée qui nous avait été offerte, et qui s’est très bien conservée, enveloppée dans une page du Jurnalul National, datée du mercredi 11 juillet 2012.
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     Quant aux discussions, elles sautèrent du coq à l’âne durant ce voyage, non sans détours du côté de l’histoire roumaine, si méconnue, mouvante, et tellement pleine de minorités qu’on a vite fait de déclarer forfait. Je me rappelle aussi que, presque fatalement, certaines conversations avec Gérard nous avaient conduits encore un peu plus à l’Est, du côté de l’Ukraine. Tous deux lecteurs passionnés de Vassili Grossman, il avait été question, à un moment donné, de retrouver le nom de la ville d’origine de l’écrivain, celle où sa mère avait été assassinée, en même temps que 35'000 autres juifs. Eh bien ce nom, nous avions fini par lui mettre la main dessus, en plein soleil et sans recourir au moindre écran connecté, et c’est Berditchev !

     Féroce appétit

     Delaloye est un homme des livres, c’est en tout cas ainsi que je l’ai – un peu – connu, et c’est ce qu’il me laisse. Pas seulement les livres qui sont désormais dans ma bibliothèque, mais surtout ceux qu’il m’a encouragée à lire, souvent sans même le savoir, que ce soit à travers les articles auxquels nous pouvons toujours accéder sur son blog Carrefour est-ouest > et surtout par l’entremise de son Journal, magnifiquement intitulé Le Voyageur (presque) immobile > paru aux éditions de L’Aire en 2009.
     Le seul reproche que je puisse adresser à ce Voyageur pas si immobile, c’est de ne pas être assez épais. Sans doute l’indice d’un homme occupé à fouetter trop de chats à la fois. Pour le reste, j’en recommande vivement la lecture, voire la relecture, car rien ne nous incite mieux à nous plonger, à notre tour, dans l’œuvre de ceux que Gérard désigne comme étant des « écrivains du moi », et chez lesquels il a entrepris des incursions aussi personnelles qu’enthousiastes.

     Comment ne pas foncer acheter ou emprunter Mes Soldats de papier > de Victor Klemperer, après avoir lu ce que ce texte a provoqué chez celui qui s’y est plongé, s’en est retrouvé captif durant six ou sept semaines, et a pris la peine de nous le faire savoir ? Car ce qui nous entraîne, c’est bien sûr aussi le côté subjectif de Delaloye en tant que lecteur averti, qui sait partager, livrer ses impressions, faire ses petites observations et comparaisons, penser à voix haute, dire quand ça l’ennuie, quand il n’est pas d’accord, et dire aussi quand il est complètement chamboulé. Bref, le lecteur capable de transmettre. Voici ce qu’il écrit notamment, le 12 octobre 2000, à propos du Journal de ce Klemperer, qui a tenu d’une manière magistrale la chronique quotidienne du nazisme en train de s’emparer de tout un peuple : « J’en ai lu début septembre deux ou trois cents pages pour en faire une brève recension dans l’hebdomadaire dimanche.ch. Je pensais m’en tenir là. Erreur ! Je n’ai plus décroché et, après lecture des 1500 pages qui suivent, je suis encore complètement sonné. Dès ma journée de travail terminée, je n’avais qu’une hâte, me replonger dans les vicissitudes de la quotidienneté de cet homme dont le mode de vie, le caractère, les ambitions n’avaient à priori rien pour me plaire. ». 
     Et que dire du journal de Christa Wolf Un jour dans l’année.1960-2000 > sur lequel je n’ai pas tardé à me précipiter, moi aussi, après avoir découvert ce qu’en avait pensé Gérard qui n’avait rien lu non plus de cette écrivain est-allemande jusqu’en 2006. « Il m’arrive rarement d’acheter le livre d’un auteur inconnu en ne me fiant qu’à la quatrième page de couverture. Ces quelques lignes m’ont pourtant séduit : En 1935, Maxime Gorki avait invité les écrivains du monde à raconter une journée de leur vie, la même date pour tous, le 27 septembre. L’idée avait été reprise en 1960, et une nouvelle génération s’était alors essayée à l’exercice. À cette date, Christa Wolf eut envie de relever le défi, elle tint donc la chronique de cette journée du 27 septembre 1960, puis, prise par le jeu, s’astreignit à cette discipline jusqu’à aujourd’hui, soit pendant plus de quarante ans. »
     Quant au Journal inutile > du sulfureux Paul Morand, Gérard s’y est attardé sans trop d’hésitation, pas dupe pour un sou concernant le fond du personnage, mais y trouvant largement de quoi butiner : « Léger sentiment de frustration dû à l’envie de lire encore quelques pages… » écrit-il, en date du 10 mai 2001, après avoir terminé la lecture. Signalons encore le non moins problématique Ernst Jünger, et son Soixante-dix s’efface > que Delaloye introduit en relevant qu’il n’est « ni banal, ni courant de lire la prose d’un centenaire. » En effet !

     Tant d’autres noms, dont celui du bien-aimé Robert Walser, et tant d’autres titres surgissent au gré des semaines et des années, expédiés en quelques lignes ou en quelques pages, et qui contribuent à susciter, chez tout lecteur à l’affût, un appétit du genre féroce.
     Les notations personnelles, je veux parler de celles qui concernent la vie de Delaloye en dehors de ses lectures, ne risquent pas d’étouffer le texte. Il y en a malgré tout qui sont plantées comme les petites balises d’une vie privée où la Roumanie n’est jamais très loin. Parfois, le trait devient acide : « Sortie hier du premier numéro de dimanche.ch, avec un édito du propriétaire, Michael Ringier. Nous avons réalisé un bel emballage pour la pub qu’il doit contenir. Cela devrait séduire le consommateur. Pour le reste, rien à dire, car il n’y a rien à lire. ». C’était en date du 29 septembre 1999. Qu’aurait donc dit Gérard, s’il avait été encore parmi nous, en apprenant, le 23 janvier dernier, que la mort par étranglement immédiat venait d’être prononcée contre L’Hebdo, sans autre forme de procès ?
     Parfois aussi, et ce sera, je l’espère, une conclusion qui lui aurait plu, le trait sait se faire humble, comme en ce mercredi 22 décembre 2004, où la lecture des Carnets de la drôle de guerre > de Sartre le conduit à écrire très lucidement ceci : « De tous les journaux que j’ai lus – et cela commence à compter ! – un seul lui est comparable, le Zibaldone de Leopardi. Là gît la différence entre nous autres, humbles tacherons, petites fourmis, et les génies. Elle est incommensurable. »

 

                                                                                                   © catherine lovey, le 27 février 2017

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