Russie. Appréhender sereinement les différences. Episode 6

 

Comment ne pas perdre sa santé mentale à la poste

© catherine lovey 2016

 

     Il peut arriver, dans la vie, qu’une âme bien intentionnée prononce soudain des paroles relevant de l’illumination. Carrément!
     J’en parle volontiers, car cela m’est arrivé dans ma chambre moscovite. J’étais en train de regarder d’un œil tourmenté des affaires empilées à gauche et à droite, surtout des livres et des magazines, achetées au cours de mes pérégrinations depuis un mois. Précisons que je m’étais pourtant juré de m’en tenir, pour ce qui concernait la lecture, aux seuls textes téléchargés sur ma si légère liseuse… Je regardais également les cadeaux qu’on m’avait offerts, et les paquets de sarrasin et de halva que je comptais ramener, tandis que ma valise rouge commençait à trembler toute seule sur ses roulettes, dans un autre coin de la chambre. Il est des évidences contre lesquelles on ne peut rien. Des évidences qui tiennent par exemple à des questions de taille et de logique pure. C’est alors que les mots de mon amie Ekaterina – Kate pour les intimes – qui était venue ce jour-là me faire une visite à Moscou, sont tombés comme une révélation: «Tu devrais expédier une partie de ce bordel par la poste.»
     Ça alors!

De la fenêtre de ma chambre moscovite, sans aucune vue sur les affaires éparses qu'il me va falloir coincer, d'une façon ou d'une autre, dans ma trop petite valise...             &nbsp…

De la fenêtre de ma chambre moscovite, sans aucune vue sur les affaires éparses qu'il me va falloir coincer, d'une façon ou d'une autre, dans ma trop petite valise...                                                                                       © c.lovey

 

     J’avoue qu’une pensée aussi lumineuse ne m’a jamais effleurée au cours de mes séjours russes. Une raison l’explique. Je peux en effet compter sur les doigts d’une main les fois où je suis parvenue, toute seule, après bien des aventures, à acheter des timbres et à expédier quelques lettres dans l’un des offices de poste nationaux. Je n’en étais pas peu fière, sachez-le. Car il est aussi arrivé, c’est la vérité brute, que je ne sois même pas en mesure de trouver l’entrée du bâtiment de la poste, pour cause de gigantisme ou d’architecture trop tortueuse, ou que, ayant passé une entrée, je ne sois jamais parvenue à identifier les guichets dévolus aux timbres et enveloppes, après des recherches pourtant sérieuses, je le jure. Si bien que lassée de me faire renvoyer comme un chien – il est rare que l’on m’ait renvoyée comme un chat – d’un guichet à de multiples autres, qui se trouvaient systématiquement dans des secteurs différents, et parfois des étages plus haut ou plus bas, je finissais par me retrouver à la rue, dépitée, avec mon paquet de cartes et de lettres toujours à la même place dans le sac à dos.

 

     Une fière chandelle

     Les fois où mon courrier a fini par s’envoler sans trop d’accrocs, c’était parce qu’une âme nationale et amicale m’accompagnait. Ou que je réussissais à en apitoyer une sur place, et que celle-ci, parfaitement inconnue mais pleine de charité, acceptait de me coacher dans ma mission impossible. Ces occasions m’ont permis de constater que ce qui persistait, au fil des ans, à demeurer hermétique à mes yeux – quel guichet fait quoi, à quelle heure, pour quelle destination, à quelles conditions – était loin d’être clair aux yeux des autochtones eux-mêmes, et c’est un euphémisme. Tout bien considéré, je dois donc à la poste russe une fière chandelle: celle de m’être parfois sentie un peu moins gourde que je ne craignais l’être.

     Et c’est ainsi que le premier réflexe d’émerveillement qui s’empara de moi dans ma chambre, suite à la proposition de mon amie de recourir au service postal pour régler mon problème de valise trop petite, fit rapidement place à un sentiment d’effroi. Envoyer des paquets par la poste russe? Clairement au-dessus de mes capacités!

     C’était sans compter l’opiniâtreté de ma chère Kate. Le temps d’enfiler vestes, bottes et chapeaux, et nous voici, à pied, au milieu de l’affreuse circulation moscovite, sous la pluie et dans une nuit tombée depuis un moment déjà, à la recherche de l’office de poste le plus proche. Ekaterina étant russe, elle va forcément comprendre les indications que nous quémandons au fur et à mesure, mais pas du tout, nous tournons comme des hélices déréglées, et manquons de nous faire écraser, à force de traverser hors des rares passages à piéton. Les hypothèses les plus plausibles, à ce stade de la soirée, alors que je tremblote déjà sous l’humidité, sont soit que mon amie ne comprend plus sa propre langue, soit que les piétons que nous interrogeons nous envoient volontairement dans des directions opposées. Mais tout va bien, puisque suite à un périple que, sous d’autres cieux, on qualifierait d’exténuant, sauf ici, nous arrivons devant un office de poste.
     Et il est encore ouvert!

 

    Victoire, victoire!

     C’est peu dire que je me sens en confiance. Notre mission est très limitée dans son envergure: nous renseigner sur la possibilité d’envoyer des colis en Suisse, le poids maximal autorisé, le coût, la longueur du voyage, et si tout roule, acquérir un ou deux cartons d’emballage prêts à l’emploi. De plus, je n’aurai pas à ouvrir la bouche, puisque Kate va se charger de tout. J’en soupirerais presque d’aise, sauf qu’après une certaine attente, voilà qu’arrive enfin notre tour, et voilà qu’on applique à ma Kate le traitement auquel j’ai droit d’habitude, à savoir qu’on trouve le moyen, dans cet office de taille raisonnable, de la renvoyer elle aussi vers un autre guichet, comme on renvoie les chiens et les étrangers dans mon style.

     Ceci ne saurait toutefois décontenancer mon amie. Elle finit par trouver une oreille de fonctionnaire, à laquelle exposer ses questions. Je tends alors la mienne et assiste, incrédule, à une sorte de conversation, de laquelle il ressort qu’envoyer un paquet de l’autre côté de la frontière ne constitue certainement pas un acte anodin dans la vie. La discussion se poursuivant et se compliquant, j’en profite pour repérer, de l’autre côté des vitres des guichets, ce qui ressemble à des modèles de colis, aux insignes bleus de la poste russe. L’espoir revient au galop. Jusqu’au moment où la guichetière se saisit de l’un des exemplaires, le plus malcommode, très long et très étroit.
     J’en réclame un autre.
     Il n’y en a pas.
     Nou, chto? (allons donc!)
     Niet!

     Je m’apprête à rouspéter sec, mais mon amie me fait comprendre d’un clin d’œil que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Nous ressortons donc de l’office de poste, sous la pluie, dans la nuit, avec un kit encombrant qui devrait me servir de colis, une fois assemblé. En attendant, je ne sais comment le tenir, ni comment le protéger de l’eau, et encore moins comment mes livres pourront rentrer là-dedans, mais peu importe, la vie est belle,
     pabiéda-pabiéda! victoire!

 

     Kate ayant repris son train pour retourner dans ses pénates, il me va falloir trouver une autre victime sacrificielle pour venir à bout de la seconde opération postale, consistant à envoyer pour de vrai un paquet vers la Suisse.
     Ce sera Natalia qui, en ce dimanche de novembre, aura pris la peine, avant que nous ne quittions l’appartement avec le paquet malcommode que j’ai rempli, scotché et pesé, trois kilos maximum, de vérifier sur internet la localisation de l’office de poste le plus proche assurant un service dominical.

 

    Welcome back to USSR

     Nous voici en chemin, d’abord à pied, puis en bus, puis en trolleybus, puis à pied de nouveau. Ces intermèdes me laissent largement le temps de lui conter ma dernière aventure postale en Sibérie. Plus précisément à Irkoutsk, un jour de semaine où, ayant fait mon courrier, il me fallait des timbres, ce qui tombait bien, car mon ami Sergueï devait de son côté aller récupérer un paquet à la poste de son quartier. Nous avons donc cheminé dans la neige, accompagnés du brave Marik. Il s’agit d’un petit chien doré, garni de mèches poivre et sel retombant en cascade sur les yeux, et dont il me faut signaler ici l’existence, en raison de son caractère amical et surtout de son courage exceptionnel. Marik l’intrépide ne se déplace en effet plus que sur trois pattes, sans qu’il n’y paraisse jamais, depuis qu’une voiture n’a rien trouvé de mieux à faire que de le déposséder de la totalité d’une de ses jambes arrière, à défaut de lui ôter la vie.

     À peine avons-nous franchi la porte du bureau de poste que la stupeur me saisit. «Welcome back to USSR!» me glisse alors Sergueï en riant, lui qui ne pratique pourtant pas franchement la langue de Shakespeare. Or, rien n’est plus exact. Je peux garantir ici que pas un grain de poussière, pas une catelle du sol, pas une vitre, ni un comptoir de cette poste sibérienne n’ont été remplacés depuis soixante ans au moins. Si j’étais romantique, j’ajouterais que pas une employée n’a été changée non plus derrière ces guichets, et encore moins la manière de procéder avec le client, plutôt avec le «camarade-tavarich», à dire vrai.  

     Preuve en sera faite immédiatement avec le camarade Sergueï, qui a passé une grande partie de sa vie dans ce quartier et n’est donc pas ce qu’on pourrait appeler un étranger. Obligation lui est faite de remplir une succession invraisemblable de formulaires, de donner son passeport qui sera attentivement examiné, de signer ceci et contresigner cela, j’en passe et des meilleures, avant de recevoir enfin son petit colis insignifiant. Bon an, mal an, on en arrive à la question de mes timbres.  Je laisse volontiers mon autochtone négocier, tandis que je découvre, ô saisissante modernité inattendue, que cette poste antédiluvienne vend aussi des journaux et des magazines, sans doute pour arrondir ses fins de mois. Tout ne date pas de la semaine en cours, et c’est une chance, car je repère un numéro malgré tout récent du magazine Ogoniok, dans lequel est annoncé un article à propos de Svetlana Alexeivitch, le prix Nobel 2015 de littérature, dont l’œuvre n’est pas franchement courue en Russie, ainsi que j’ai pu le constater à ma modeste échelle. Je farfouille donc dans les publications, tandis que le sort de mes timbres reste suspendu aux longues recherches appliquées de l’employée postale.

     Mon sens du commerce étant ce qu’il est, nous finissons par débarrasser ce plancher soviétique dûment munis du petit colis, mais aussi du numéro d’Ogoniok, de timbres valables pour le monde entier, et même d’enveloppes à l’effigie d’un général qui ne date pas d’aujourd’hui non plus, ravis, que dis-je, enchantés de notre expédition à travers le temps, car c’en était bel et bien une, à moins d’un kilomètre de la maison.

     Permettez-moi de préciser au passage que bien qu’équipée d’un Iphone presque dernier cri, je n’ai pas osé le dégainer pour photographier les lieux. Bien sûr qu’à l’heure d’écrire et d’illustrer, je le regrette un peu. Le fait est que d’autres clients attendaient et que les employées m’avaient identifiées à la seconde en tant qu’élément extra-planétaire, ce qui ne simplifie pas toujours les choses. Toutefois, c’est mon caractère qui a pesé, avec la réticence quasi constante qu’il manifeste à se comporter comme un touriste avide de «local touch», en Russie plus encore qu’ailleurs.

Marik le sibérien, qui n'a plus que trois pattes désormais, ce qui n'ôte rien à son intrépidité.              © S. Dudakov

Marik le sibérien, qui n'a plus que trois pattes désormais, ce qui n'ôte rien à son intrépidité.              © S. Dudakov

 

    Vous plaisantez?

     Mais il est temps d’en revenir à ce dimanche de novembre moscovite, un peu moins gris que d’habitude, où nous venons d’arriver, mon amie Natalia, le colis et moi, auprès d’une poste qui ne connaît pas les jours fériés, grâce lui sent rendue.

     Il est clair, cher lecteur, que vous êtes maintenant capable de deviner vous-même ce qui va se passer. Eh bien oui et non. Oui, nous sommes en effet renvoyées d’un guichet à un autre et à deux autres encore, bravo pour votre sagacité ! Et non, vous n’êtes sur le fond pas plus finaud que moi, parce qu’on a beau s’attendre à tout, il arrive que les bras vous tombent.

     Figurez-vous qu’on me prie, à l’instant, de défaire entièrement le colis que j’ai mis si longtemps à construire, de l’ouvrir et d’en sortir chaque élément.
     Pardon? demandé-je.
     Da, confirme la buraliste.
     Choutitié? Vous plaisantez, reprends-je.
     Pajaousta, s’il vous plaît, ordonne la jeune femme.

     Le sang me monte au visage.
     J’écris «sang», mais il s’agit bien d’une colère.
     Natalia se fait toute petite et me laisse entendre sans un mot que nous n’avons pas le choix.
    Alors j’ôte les morceaux de scotch et ouvre le paquet en pestant. J’en sors le gros emballage de sarrasin, les boîtes de thés, les assortiments de bonbons au halva, des savons et une dizaine de petits livres. Le fait est que je voulais envoyer les choses les plus lourdes par la poste, à savoir tous mes livres, y compris ceux de format imposant, mais le modèle de colis qu’on m’avait imposé était si stupide dans sa forme qu’une partie de mes ouvrages n’étaient pas rentrés dedans. J’avais donc dû, à contrecœur, coincer les plus gros dans ma valise, et «colmater» le colis avec des substances plus souples. 

     Vous l’apprendrez donc comme je l’ai appris ce jour-là, en l’an de Grâce 2015: on ne peut pas envoyer, depuis la Russie, un paquet dans lequel des livres se trouvent mélangés à des bonbons et à des grains de sarrasin, cela ne se fait pas.
     Nou, patchimou? et pourquoi donc, questionné-je en tentant de contenir mes nerfs.
     Patamou chto, parce que, voilà la réponse.

     L’employée se saisit maintenant de mes livres et les emporte derrière, hors de ma vue, ce qui me fait blêmir. Nous attendons. Nous attendons encore. Elle revient. Elle a entassé mes livres dans une sorte d’enveloppe plastifiée et pas du tout dans un colis. Je réclame aussitôt un emballage plus solide. Je dis que ce celui-ci ne convient pas, qu’il risque de se déchirer. On me répond que non, que ça va très bien, que c’est ainsi que des livres doivent être envoyés. Je demande à voir l’intérieur, histoire de vérifier que tous mes livres y sont. Ils y sont. Je passe synthétiquement sur les papiers qu’il me faut remplir. Et puis je paie. 1800 roubles. Ce qui fait blêmir Natalia à son tour. Je la rassure. Le rouble étant plus bas que terre et le franc suisse en grande forme, la dépense équivaut à un peu moins de 30 francs, alors que l’année dernière, à la même période, une telle somme m’aurait coûté le double dans ma monnaie.

 

     Que faire du sarrasin et compagnie, maintenant? Mon amie le demande à la buraliste. Il faut chercher un autre guichet. Oui, mais lequel, s’il vous plaît? Il faut chercher, c’est encore sa réponse, parce que de son côté, n’est-ce pas, elle ne peut plus rien faire pour nous.

     Alors nous emportons ma marchandise éparse, et nous cherchons. Sur le même étage, un étage plus bas, et encore un étage plus haut, telles des héroïnes opiniâtres qui désirent simplement l’asile d’un guichet postal. Ciel! l’un d’eux semble vouloir nous accepter. Un tel coup de chance est-il seulement possible en ce bas monde? Oui! Nous comprenons aussitôt que nous venons d’atterrir dans une annexe minuscule du FSB. Si ce n’est le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie en personne, c’est à coup sûr l’un de ses cousins au premier degré. Il suffit de voir la mine de la «postière» qui nous «reçoit», et la façon dont elle parle à mon amie Natalia et la traite, comme si celle-ci était sur le point de passer aux aveux. Je ne bronche pas. À cet instant précis, je ne suis rien de moins qu’une grande sage dont le stoïcisme n’est pas la nature seconde, mais bien la première. Précisons que, tandis que nous cherchions, Natalia m’avait aimablement priée de ne plus ouvrir la bouche et de ne surtout pas manifester le moindre signe d’impatience, compte tenu de la tournure des événements.

 

    C'est ce que les touristes doivent acheter!

     Décidée à respecter ma promesse, il ne me reste plus qu’à assister, médusée mais impassible en apparence, à l’interrogatoire en règle que l’employée postale est en train de faire subir à mon amie. Chaque substance est examinée, tâtée, soupesée, comme s’il s’agissait de composants pour des têtes d’ogives nucléaires. Puis, au bout d’un moment :
      Et pourquoi cette femme (il s’agit de moi) veut-elle donc envoyer du sarrasin dans son pays, hein?
     Parce qu’elle aime beaucoup le sarrasin, répond Natalia, le plus tranquillement possible, elle veut aussi en manger chez elle, vous comprenez, et boire du thé russe, et sucer des bonbons au halva russe et même se laver avec du savon russe, énumère-t-elle.
     Et pourquoi cette femme (il s’agit toujours de moi) n’achète-t-elle pas aussi des cartes avec des vues de Moscou, j’en vends ici, oui, j’en ai, il faut qu’elle m’en achète, c’est ce que les touristes comme elle doivent acheter!
     Oh, zut alors! s’exclame Natalia, elle a déjà acheté toutes les cartes postales de Moscou, qui sont très belles il est vrai, et elle les a mises dans sa valise, voyez-vous, alors elle n’a malheureusement pas besoin des jolies cartes que vous vendez vous aussi.
     Et cætera.

     L’employée se lève enfin pour aller chercher un nouveau carton aux insignes bleus de la poste russe. Elle revient, et moi qui me tiens toujours coite, j’ai presque envie de l’embrasser, car ô miracle, cette sbire possède un œil tout à fait apte à juger des dimensions. S’ensuivent un nombre incalculable de minutes au cours desquelles nous refaisons le paquet tout en notant sur une feuille l’intitulé de chaque élément, sa composition, son grammage. Il s’agit ensuite de remplir des papiers à la chaîne, ainsi qu’une déclaration de douane. Natalia inscrit aussi sa propre adresse d’expéditeur sur le colis, et son numéro de téléphone. Nous sommes soudain informées que l’adresse de réception en Suisse que je viens de donner, à savoir la mienne, ne suffit pas. Il me faut encore indiquer une autre adresse, et un autre numéro de téléphone, c’est obligatoire. À ce stade, je sais que vous pensez que je raconte n’importe quoi. Et j’en profite pour jurer ici que tout est exact. Je suis quasiment en état de choc. Je finis tout de même par me souvenir que j’ai un fils qui possède une adresse différente de la mienne, et j’inscris donc, en sus des miennes, les coordonnées de ce rejeton, ainsi que son numéro de téléphone.
     Sait-on jamais, pas vrai?

     Arrive le moment de payer, un peu plus de 1000 roubles, une somme considérable, eu égard à la valeur réelle des marchandises que j’envoie. Mais peu importe. J’ai de toute façon déjà fait une croix sur l’ensemble, persuadée que jamais je ne reverrai ni mes livres, ni mes gourmandises, et que ma foi, il en va désormais ainsi en Russie, il faut payer très cher pour s’offrir une belle tranche d’expérience kafkaïenne. Sans compter que nous venions, Natalia et moi, de consacrer plus de la moitié de notre dimanche à cette digne aventure, en incluant le temps de déplacement.

    À bon port

     Je dois à la vérité de dire que mon amie n’était pas dans un meilleur état que moi, lorsque nous sommes sorties de ce qui était pourtant censé n’être qu’un bureau de poste. Mnié steïdna, mnié steïdna, répétait-elle, ce qui signifie «j’ai honte», dans notre langue. J’en avais presque le cœur brisé. Vous n’y pouvez rien, Natalia, vraiment rien, vous m’avez au contraire beaucoup aidée, sans vous, je n’y serais jamais arrivée, lui ai-je dit. Mais c’est mon pays, a-t-elle repris, toutes ces absurdités, c’est mon pays, vous comprenez ce que cela veut dire?

     Heureusement, je ne suis pas contrainte de terminer ce texte sur une note aussi aigre. Parce que trois semaines après ce dimanche en demi-teinte, j’ai reçu à la maison, voyez-vous, le colis expédié par l’employée zélée du FSB.
Rien ne manquait à l’intérieur, au point que j’ai pu, le soir même, préparer une kacha de sarrasin du tonnerre de dieu. Un peu plus de deux semaines après la réception des consommables, tous mes livres sont arrivés à bon port, dans l’enveloppe plastifiée qui avait souffert, mais pas au point de céder.

     Alors merci qui?