Est-il important de connaître l'auteur, son parcours et sa vie pour réellement apprécier son œuvre?

[question adressée par Erwin S., région lausannoise]

 

Cher Erwin,

Je suis persuadée que vous avez votre propre réponse à cette question, de même que chaque lecteur. Et qu’il nous arrive souvent de lire des livres sans avoir la moindre idée à propos de leurs auteurs. Vit-il ou vit-elle encore et où? S’agit-il d’un homme ou d’une femme? Une telle incertitude a vite fait de surgir, avec des prénoms à consonances étrangères sur la couverture, et déjà avec des Dominique, Camille, Sacha, Claude etc.
En revanche, lorsque les textes de tel ou tel écrivain nous tiennent à cœur, que nous avons tendance à les fréquenter en dépit du passage des années et de nos changements d’humeur, est-il vraiment possible de ne rien savoir – et surtout de ne rien vouloir savoir – de la vie et du parcours de celui ou de celle qui les a écrits? J’en doute. J’en doute d’autant plus que sans même chercher activement des éléments biographiques, la lecture nous en fournit, dans le sens où, inévitablement, nous les déduisons ou les imaginons à partir de ce que nous lisons. En particulier lorsque les textes en question sont dotés de ce qu’on appelle une véritable voix d’écrivain> 
Autrement dit, dès lors qu’ils ne sont pas un pur produit de consommation.  

Face à un texte pourvu d’une voix incarnée, par conséquent identifiable, la question se pose de savoir si, en tant que lecteur, nous préférons nous en tenir à ce que nous avons déduit, voire construit de toutes pièces, ou si nous allons prendre le risque de confronter nos images à des parcelles de la réalité.
À chacun son choix! Voilà ce que je suis tentée de dire, tant les deux positions m’apparaissent défendables pour un lecteur.

Le fait est que, pour les curieux, il existe quantité de biographies plus ou moins bien écrites, plus ou moins précises, et des volumes de correspondances et de journaux, plus ou moins intéressants, et encore des analyses et des recherches, plus ou moins ennuyeuses. Sans oublier, en tout cas pour les auteurs connus qui ont eu la chance d’officier à l’époque du son et de l’image, beaucoup de documents audiovisuels et d’interviews parues dans la presse.
Remarquons, au passage, que plus nous avançons dans le temps et plus la tentation de créer des légendes clés en main devient prégnante, aussi bien chez les écrivains que chez ceux qui se chargent de diffuser leurs œuvres. Il suffit de penser à l’auteure de Bonjour Tristesse apparue telle une nouvelle planète en 1954, pour prendre conscience qu’on se souvient davantage des images et récits liés à sa jeunesse virevoltante que de ses textes.
Les choses en sont arrivées au point qu’il n’est pas rare que des légendes soient créées avant même que les auteurs n’aient achevé leurs textes. Le résultat est souvent des plus probants, en tout cas sur le plan du marketing.

Avec votre questionnement, cher Erwin, nous risquons vite d’en arriver à nous demander, non sans gravité, s’il est judicieux de séparer l’œuvre de la vie, du moment où nous nous serions intéressés à l’une et à l’autre. Autrement dit, faut-il séparer l’individu réel qu’est ou était l’écrivain X de l’œuvre qu’il a créée?
Les partisans de la séparation sont si nombreux que je les laisse volontiers entre eux.
Vous aurez noté, tout comme moi, que ces gens mettent facilement un A majuscule à art et artiste, et qu’ils placent encore plus aisément la forme, avec un grand F, au-dessus de tout. Le résultat de cette manœuvre permet en général – quelle bonne surprise! – de faire l’apologie artistique des odieux et autres salopards, au nom de l’Œuvre qu’ils ont créée. À savoir, et c’est devenu un archétype, d’encenser un L-F Céline (car jamais l’enthousiasme n’est aussi démentiel que lorsqu’il s’agit du docteur Destouches) au nom de tout ce qu’il aurait apporté à la Littérature, Révolutions syntaxiques comprises. À propos de révolution, il s’agit plutôt, dans le cas présent, d’un abus manifeste des points de suspension qui, pour originaux qu’ils soient, n’en apparaissent pas moins d’abord comme le symptôme d’un caractère aussi fruste que flemmard. Pour être juste à l’égard des partisans de la séparation entre la vie et l’œuvre – dont certains sont, n’en doutons pas, des personnes tout à fait respectables – il faudrait plutôt dire que leur manière d’exalter la forme les emporte au point de les conduire à laisser tomber tout le reste sans complexe. Or, ils ne le font jamais aussi facilement que lorsque les auteurs des œuvres en question ont réellement été des individus déplorables dans leur vie.
Grand bien leur fasse, à ces séparateurs!
Oui, grand bien leur fasse, d’autant qu’à ma connaissance, tant le masochisme que le sadisme pathologiques, pourtant fort répandus, continuent à demeurer des mystères aux yeux de la science et, hélas, à très mal se soigner.

Je profite d’attirer votre attention sur un fait pour le moins étonnant et pourtant vérifiable: si telle ou telle écrivain (car il s’agit toujours d’une femme dans ces cas-là ) a par malheur laissé transparaître dans ses textes une vision féministe affirmée, alors on aura vite fait de l’écarter de la Littérature et de la priver de la dénomination d’écrivain, pour la laisser croupir dans le bouge des féministes tout court. Comme si le fait d’oser englober dans sa vision artistique des préoccupations ayant trait à des discriminations aussi établies qu’effarantes, était un crime bien plus grand, et qui disqualifiait bien plus sûrement, au regard de l’art avec un grand A, que d’avoir été un bonhomme d’une couardise confondante dans sa vie, et un vociférateur haineux jusque dans ses propres textes.

Ma position est simple. Si nous autres humains vivions uniquement de la forme, avec ou sans F majuscule, cela se saurait. Ce n’est pas le cas. Le fond a tout autant d’importance. Et lorsqu’il s’agit des mots, par conséquent de l’écriture, le fond peut d’autant moins être mis de côté que les mots ont non seulement un sens attesté (contrairement aux notes de musique) mais qu’ils sont aussi le principal vecteur des relations que nous établissons les uns avec les autres.

On a pour habitude de rabâcher, dans les cas délicats, que de très belles roses poussent sur le fumier. C’est vrai. Mais au nom de quoi devrions-nous regarder seulement la rose et faire abstraction du fumier? Parce qu’il s’agirait d’art? Parce qu’au cœur de l’art, il n’y aurait pas de fumier, ou en réalité uniquement du fumier, et que dans tous les cas, celui-ci serait si artistique qu’il ne puerait plus du tout?
Allons bon!
Le fait est que de très belles roses poussent sur de la merde. Mais pas seulement. Il en est qui surgissent sur de magnifiques prairies et, plus souvent encore, dans des endroits parfaitement ordinaires.  Du moment où, en tant que lecteur, l’idée nous prend d’examiner ces roses d’un peu plus près, il n’y a aucune raison de ne pas remonter jusqu’à leurs racines. Nos yeux sont grands, notre cerveau aussi. Ils devraient donc se montrer capables de tout englober. La rose et son fumier. La rose et son béton. L’œuvre et la vie qui l’a nourrie. Et c’est avec ça qu’il nous faut nous débrouiller, avec cette totalité, ces contradictions, ces hauteurs et ces bassesses qui ne vont pas bien ensemble, mais qui relient pourtant, envers et contre tout, une vie à une œuvre artistique, et vice versa.

Accepter, en tant que lecteur, le fait que les belles fleurs, pas plus que les chardons, ne poussent en suspension dans l’atmosphère, mais sont toujours rattachées à de très terrestres nutriments, est un bon moyen de se garder d’employer des majuscules, là où elles n’ont pas lieu d’être mises.

 

Une suggestion de lecture:

Anton Tchekhov, Vivre de mes rêves, Lettres d’une vie>
En lieu et place du docteur Destouches, alias Céline, c’est le médecin Anton Pavlovitch que je me permets de vous recommander chaudement ici. Je le fais d’autant plus volontiers que cette correspondance vient de paraître en français, dans une traduction de Nadine Dubourvieux, et que certaines des lettres sont inédites dans notre langue.
J’en profite pour vous avouer un penchant: tant qu’à remonter la tige de la rose jusqu’à ses racines, je préfère, pour ma part, me plonger dans ce que les écrivains ont écrit eux-mêmes. Leurs textes littéraires, bien sûr et avant tout, mais aussi leurs lettres, lorsqu’elles n’ont pas toutes disparu. C’est l’avantage avec les scribouilleurs: on peut toujours compter sur eux, du point de vue des traces écrites. Il n’en va pas de même avec les musiciens (sauf Bob Dylan...), les sculpteurs, les peintres etc. qui ne manient pas tous facilement la plume, ni même bien. 
À chaque fois, je regrette infiniment que l’on nous prive des lettres des correspondants/es, sous prétexte que n’étant pas aussi «célèbres» que l’auteur, on peut s'en dispenser. Sous prétexte également que ça nous ferait des volumes et des volumes. Grave erreur! On est toujours deux, et carrément face à face, dans une correspondance. Nous priver des lettres des interlocuteurs revient à livrer un miroir qui ne reflète que des traits amputés. Aussi me suis-je promis que si la vie me permet un jour de lancer une maison d’édition, je la consacrerai notamment à remettre les interlocuteurs à leur place, c’est-à-dire sur le devant de la scène.
Mais ce que je voulais surtout vous dire à propos du docteur Tchekhov, c’est la joie infinie d’être en si bonne compagnie. En voilà un qui s’est gardé de révolutionner avec les révolutionnaires, et surtout de hurler avec les loups. En voilà même un qui s’est montré avant tout un homme plein de finesse, bon et digne. Ceci ne l’a guère empêché d’être comme tout le monde, parfois pressé, paresseux, jaloux, désespéré, arrogant etcétéra. Et comme par hasard, figurez-vous qu’un lien puissant, incontestable, peut être établi entre son œuvre d'une part, et d'autre part son caractère, sa personnalité et son comportement dans la vie.
Voici ce qu’il écrivait notamment à son éditeur, Alexeï Souvorine, le 4 mai 1889: «La nature est un très bon sédatif. Or il est indispensable, en ce bas monde, d’être indifférent. Seuls les indifférents sont capables de voir clairement les choses, d’être justes et de travailler– cela ne concerne, bien sûr, que les êtres intelligents et généreux; les égoïstes et les gens vides sont bien assez indifférents sans cela.»

© catherine lovey, le 6 janvier 2017

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