J’ai voulu offrir votre dernier livre à une amie et l’ai donc cherché en allemand, car elle n’est pas bilingue comme moi, mais je ne l’ai pas trouvé. Dans une librairie, on m’a dit que vos livres n’existaient pas en allemand, que c’était souvent le cas, et je suis surprise que dans un pays comme le nôtre, on ne puisse pas lire les écrivains suisses dans nos différentes langues.

[question adressée par Milena M., Bienne]

 

Chère Milena,
merci pour votre question. Je me pose exactement la même!
Tout d’abord, je suis touchée que vous ayez pensé à offrir Monsieur et Madame Rivaz à votre amie. Rien ne me réjouit davantage, pour le destin d’un livre, que d’apprendre que des lecteurs-lectrices l’offrent ou font circuler leur exemplaire plus loin. Je dispose d’assez d’indices à l’heure qu’il est pour savoir que mes deux héros, qui ne sont pourtant pas des fadas de voyage, se déplacent malgré tout beaucoup…

Je comprends votre déconvenue et la regrette. Mais laissez-moi vous rassurer: il existe un assez grand nombre de textes d’écrivains suisses qui sont traduits dans une ou plusieurs langues nationales. À cet égard, les éditions Zoé font depuis longtemps un travail remarquable pour amener vers les lecteurs francophones des textes germanophones. La collection Domaine allemand est dirigée par Marlyse Pietri, qui fut la fondatrice de la maison et sa directrice durant plusieurs décennies. Aujourd’hui, Caroline Coutau a repris le flambeau, et une grande attention continue d'être portée envers ce qui se publie dans d’autres langues, notamment l’allemand et l’anglais du Commonwealth.
Il en va de même, du moins osé-je l’espérer, du côté de certains éditeurs germanophones et italophones, à propos des textes écrits en français. Aussi loin que je sache, la Confédération fait également des efforts pour promouvoir les traductions dans les quatre langues nationales, au travers de la Collection CH>

Il se trouve que, de mon côté, je n’ai jamais croulé sous les demandes de traduction en allemand, et le regrette fort. Il est vrai que j’avais refusé une proposition, pour mon premier texte, L’homme interdit car l’éditeur en question ne m’était pas apparu très dynamique. Je dois reconnaître que ce qui m’importe avant tout, en matière de publication, c’est d’avoir affaire à des éditeurs non seulement professionnels (ils sont loin de l’être tous) mais aussi qui choisissent par conviction. Comment? En se montrant prêts, dussent leurs moyens être modestes, à s’occuper vraiment d'un livre – et du mieux possible – une fois celui-ci publié.

C’est beaucoup demander, surtout par les temps qui courent. Et c’est un luxe (ou une idiotie de ma part?) de refuser parfois des propositions, parce qu’elles m’ont l’air de ressortir davantage d’un automatisme que d’une véritable décision éditoriale.
Il arrive en effet qu’un éditeur touche des subventions pour faire traduire tel et tel livre, le publie en un nombre très raisonnable d’exemplaires, pour ne pas dire misérable, et dépose ensuite ceux-ci sur quelques rayons où ils pourront allègrement prendre la poussière…
Cela s’est vu, et cela continue à se voir, chère Milena.

L’implacabilité du marché ne vous aura pas échappé: les «romans» sont publiés en nombre exponentiel, tandis qu’une grosse poignée seulement concentre toute l’attention médiatique, pour des raisons souvent autres que littéraires. Du coup, on traduit volontiers en 85 langues tout ce qui brille, pourvu que ça brille par les chiffres de vente et/ou par la célébrité de l’auteur et/ou par son aura terriblement bankable. Les critères du bankable sont, de nos jours, plutôt orientés vers tout ce qui est jeune, beau, dynamique et très décomplexé sur les plateaux TV, ou disons dans des séquences filmées sur Youtube. Quant au reste du tas, en matière de traduction comme de destinée tout court, son sort dépend de la chance, de l’ouverture d’esprit des critiques littéraires et des lecteurs, des éventuels prix attribués, des politiques publiques encourageant les traductions, et d’autres facteurs insaisissables.
L’édition a toujours été aussi un commerce. Pas que cela, mais aussi. Dans nombre de cas, elle a tendance à n’être plus que cela.

Le fait est – et je tiens ces informations de diverses sources sûres – qu’une traduction en anglais, publiée par un véritable éditeur, littéraire et néanmoins dynamique, est devenue un quasi-miracle. Quant à l’allemand, les critères se sont durcis au point que même d’excellents traducteurs reconnus se voient refuser des propositions pourtant dignes d’attention, sous prétexte que les incontestables qualités littéraires d’un livre ne sont plus du tout des arguments suffisants pour prendre le risque de publier une traduction.

Si vous suivez un peu les épisodes du Dallas littéraire, vous avez peut-être pris conscience, tout comme moi, que des écrivains de grand calibre ont carrément dû attendre de recevoir le Prix Nobel pour être enfin traduits, non pas en swahili ou en sanskrit, mais bel et bien dans l’une ou l’autre langue parmi les plus parlées sur notre planète. 

Alors haut les cœurs, chère Milena! Au travail! Patience et longueur de temps!
Voilà comment, pour l’essentiel, je considère les choses, tout en profitant de vous dire que je suis ravie de vous compter parmi les lectrices de mes textes.

Nota bene: Les premières pages de Monsieur et Madame Rivaz en roumain sont parues en octobre dans la revue littéraire Apostrof, dans une traduction de Florica Ciodaru-Courriol, pp.28-29>

 

Une suggestion de lecture

Vocation: promeneur, de Christoph Simon>
Il s’agit d’un texte écrit par un auteur contemporain né dans l’Emmental, publié chez Zoé en 2016, dans une traduction française de Marion Graf, six ans seulement après sa sortie chez Bilgerverlag à Zurich. Autant dire une chance! À cet égard, je préfère nettement le titre allemand «Spaziergänger Zbinden». Mais peu importe. Voilà qu’un jeune homme du nom de Kâzim accomplit son service civil dans un EMS. Il se retrouve, plus souvent qu’à son tour, à devoir s’occuper d’un vieux Monsieur Lukas Zbinden, qui n’arrête pas de parler. Outre l’amour un léger brin exagéré que celui-ci semble nourrir pour sa défunte épouse Émilie –qui était peut-être une harpie– on a de quoi se demander, à travers cette très bonne fiction, si Zbinden se promène autant qu’il le dit, ou s’il n’est pas plutôt en train de tanguer dans un sinistre couloir, accroché à un déambulateur… 

© catherine lovey, le 18 novembre 2016
 

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