J’ai l’impression que les personnages de votre dernier roman, Hermine et Juste Rivaz, dans leur sagesse et leur tranquillité, représentent la voie à suivre, une solution valable pour aujourd’hui. Est-ce que vous êtes d’accord avec ça?

[question adressée par Isabelle M., Monthey]

 

Chère Isabelle,

C’est fou de constater à quel point cette question que vous m’adressez revient souvent dans la bouche des lectrices et lecteurs que j’ai l’occasion de rencontrer. C’est encore arrivé récemment à la bibliothèque d’Orsières, en Valais, où ce fut au fond la seule véritable interrogation soulevée.

Tout ceci a tendance à me conforter, hélas, dans l’idée que le public semble avoir beaucoup de peine, aujourd’hui, à aborder un ouvrage littéraire autrement que comme un objet de pure distraction ou, à défaut, comme une sorte de vade-mecum, autrement dit de guide de vie, presque philosophique.
C’est tout à fait déstabilisant, parce que la littérature n’a rien à voir avec le développement personnel, permettez-moi de l’affirmer ici avec force. La réduire à une fonction aussi pragmatique conduit non seulement à passer à côté d’elle, mais aussi à éliminer de facto les textes qui n’offriraient pas de personnages «modèles», voire «exemplaires».
Dans un tel cas de figure, et pour en rester à mon petit cas personnel, je devrais dès lors vous conseiller de ne surtout pas lire mes romans précédents, car je crains que vous n’y trouviez aucune solution clé en mains.

Arrivée à ce stade, je devrais être capable de vous donner une définition à la fois éclairante et quasi incontestable de ce qu’est, ou devrait être, un texte dit littéraire, versus un ouvrage aidant à mieux vivre ou penser, ou un livre de pur entertainment etc. Pourtant, je n’en mène pas large, autant vous l’avouer. C’est une tâche trop difficile, peut-être impossible, en tout cas elle me dépasse à l’heure qu’il est.
J’ai bien quelques indices en stock, qui m’aident à m’éclairer moi-même, non seulement dans mes lectures, mais aussi dans mon propre travail d’écriture. Parmi ces indices, le premier s’appelle liberté. Accepter que l’auteur du texte que je suis en train de lire ne soit pas allé dans la direction qui me plairait, ou que j’attends. Accepter qu’il ou elle ait pris la liberté de m’emmener «ailleurs» que dans des endroits convenus, des paysages familiers. Tolérer surtout que le texte me déstabilise (autrement que pour de pures raisons de suspense …) m’apparaisse étrange par endroits, voire m’échappe en partie.
Il en va de même lorsque j’écris. Je contrôle l’écriture, dans le sens où je travaille beaucoup sur elle, sur les rythmes, les enchaînements, la forme et tout ce qui relève de la maçonnerie, si je puis dire. Mais je ne prends jamais le contrôle sur les personnages. Je les laisse être ce qu’ils sont, et avancer à leur gré, dussent leurs choix, leurs actions et leurs paroles ne pas me convenir, ce qui arrive souvent. Sinon, j’aurais le sentiment non pas d’être dans un travail de création, mais plutôt d’exécuter une tâche que je me serais fixée, dans le but de parler de ceci et de cela, voire de faire passer des messages, une ambition qui me fait carrément horreur en littérature.

J’espère, chère Isabelle, que vous parvenez à suivre l’idée générale de ce que je laisse entendre ici, même si je me rends compte qu’il faudrait développer davantage. Toutefois, une Question qui tue n’est pas le lieu pour des développements de fond en comble. Plutôt pour de petites touches, que je m’efforce de livrer au gré des questions que vous m’adressez.

Ceci nous ramène à Monsieur et Madame Rivaz que vous semblez considérer comme une solution pour notre époque. Quel mot! Quelle responsabilité! Et puisque vous me posez la question, je vais donc vous répondre qu’à titre personnel, ce n’est pas du tout ma vision. Ceci ne m’empêche pas de respecter la vôtre, mais sachez que, durant les années d’écriture de ce livre, je ne me suis à aucun moment dit que ce couple représentait une solution pour nous apprendre, par exemple, à appréhender le monde d’aujourd’hui. Pas du tout. Il s’agit d’un couple âgé, avec des valeurs du passé, et en aucun cas je ne pense que de telles valeurs soient transposables telles quelles dans le monde actuel. En aucun cas je n’imagine, non plus, que revenir en arrière soit une solution, et encore moins que «c’était mieux avant».

Il y a, en revanche, au cœur même de ces deux personnages auxquels, semble-t-il, les lectrices et lecteurs s’attachent beaucoup, un sens de la liberté qui frappe fort. Une liberté qui les conduits à faire des choix avec une grande tranquillité, mais avec fermeté.
Une capacité à dire non sans blesser ni s’imposer.
Il y a surtout une place, que Juste et Hermine font à autrui, en l’occurrence à la narratrice, qui est pourtant étrangère à leur monde, et que j’appelle pour ma part la bonté. Il faut croire que, pas trop encombrés d’eux-mêmes, ces deux vieillards parviennent à se montrer à l’écoute de ce qui est différent d’eux. Tout ceci ne les empêche guère d’avoir leurs angoisses propres, notamment par rapport à la vieillesse et à la mort, ainsi que des dissensions entre eux. Si bien qu’à mes yeux, pour idéaux qu’ils puissent paraître par moments, les Rivaz sont avant tout des êtres humains, dont tout porte à croire qu’ils ont profité des années qui leur ont été données pour avancer, se confronter, s’ouvrir plutôt que se fermer, et au bout du compte, faire des choix – même petits – de plus en plus consciemment. À cet égard, ils ne représentent pas une solution qu’il suffirait d’appliquer, mais plutôt un chemin. Dans l’idée que la vie ne se donne jamais telle quelle, ne devrait pas se vivre telle quelle, mais implique un mouvement continuel, par conséquent un positionnement – en équilibre forcément instable – et dont le ressort se situerait davantage à l’intérieur qu’à l’extérieur de nous.

Dès lors, si les Rivaz apportent quelque chose de précieux aux lectrices et lecteurs, ce serait avant tout de l’ordre de la respiration, dans un monde qui va plus vite que jamais, et où nous nous retrouvons souvent tels des papillons de nuit, piégés dans des faisceaux de lumière de plus en plus paralysants.

 

Une suggestion de lecture:

Comment Woody Allen peut changer votre vie > d'Eric Vartzbed.
Je vous vois déjà sourire face à mon esprit de contradiction, qui me conduit à vous recommander la lecture d’une sorte de livre de développement personnel, écrit de surcroît par un docteur en psychologie, alors que je me suis tuée, dans ma réponse ci-dessus, à essayer de vous convaincre que la littérature n’avait rien à voir avec ce genre prose. C’est pourtant vrai, et ce livre l’illustre en quelque sorte à merveille, grâce à la distance et à l’ironie implacable du Sieur Allen, docteur en développement personnel à côté de la plaque. En voici pour preuve l’une de ses savoureuses pirouettes: «Et pour finir, j’aimerais avoir un message un peu positif à vous transmettre… Je n’en ai pas… est-ce que deux messages négatifs, ça vous irait ?»

© catherine lovey, le 2 décembre 2016

C'était...