Chers lectrices et lecteurs de la Question qui tue,
merci pour votre fidélité, souvent amusée, vos remarques judicieuses et, bien sûr, merci à celles et ceux d’entre vous qui m’ont adressé des questions.
Cela fait trente semaines que cette petite aventure hebdomadaire suit son cours. Pas de quoi s’affoler, mais elle nous aura tout de même menés en ligne droite du 9 septembre 2016 jusqu’à ce vendredi 31 mars 2017.

Pendant ce temps, une partie des interrogations qui ont vite fait de nous venir en tête lorsque l’on parle littérature, écriture, auteurs, marché du livre et autres joyeusetés, auront été abordées, avec bravoure je l’espère.
Il en reste encore, n’en doutons pas!
C’est la raison pour laquelle j’ai décidé non pas de rendre les armes, mais d’abandonner le rythme hebdomadaire, pour privilégier à l’avenir celui – nettement plus anarchique – de l’irrégularité.
Je continuerai à faire bon accueil aux excellentes questions que vous m’adresserez via la rubrique
contact de ce site via Facebook et via Linkedin et à y répondre d’une façon si possible joyeuse et étayée, sans manquer de pourvoir à la désormais traditionnelle suggestion de lecture.
Portez-vous bien, et n’oubliez pas de lire beaucoup!
Et voici la 30ème question qui tue...

 

Je ne comprends pas pourquoi on continue à vendre des livres en grand format, qui coûtent 30 francs suisses et plus, pourquoi vous, les auteurs, vous ne demandez pas à ce que vos textes soient publiés directement en format de poche et numérique, afin que ça coûte moins cher pour les lecteurs?

[question adressée par Fabienne N., Valais]

 

Chère Fabienne

Je comprends, à vous lire, que vous êtes de celles et ceux qui trouvent que mettre de 28 à 35 francs, et parfois davantage, pour un seul roman, c’est trop, dût-il être bien imprimé, sur du beau papier et convenablement relié. Vous n’êtes pas la seule à éprouver ce sentiment. Il est rare, par exemple, que je ressorte d’une librairie avec un unique livre en mains. C’est plutôt trois ou quatre. Or, il est encore plus rare que je puisse me permettre de sacrifier une coupure de 100 francs à l’achat de nouveaux livres, sachant qu’un tel billet suffit en effet rarement à acquérir trois titres en grand format. J’ai donc assez vite tendance, moi aussi, à me rediriger vers les rayons «poche», et à télécharger des versions numériques.

Ceci étant posé, votre question devrait plutôt être adressée aux éditeurs. La stratégie varie d’une maison à l’autre. Elle dépend de la taille, des ambitions intellectuelles et/ou surtout de rentabilité, de la richesse des fonds, des moyens, y compris ceux qui sont dédiés à la promotion et à l’accompagnement des livres publiés etc. Le prix final d’un livre grand format dépend aussi du marché et de ses seuils «psychologiques», du choix de l’imprimeur, du nombre de feuillets, de la qualité du papier etc. Ce sont également les éditeurs qui décident de publier ou non un texte en version «poche», en fonction du succès rencontré par les premières éditions en grand format.

Pourquoi donc conserver le grand format?
Je vous livre ici mon analyse, sans doute lacunaire. En premier lieu, parce que c’est mieux. Le grand format signifie «nouveauté». Or, la nouveauté mérite d’être bien traitée, bien présentée, qu’il s’agisse de livres ou de n’importe quoi d’autre. C’est tout de même plus agréable de lire un texte lorsqu’il est véritablement lisible, non? Plutôt que tout rabougri et resserré, sur du papier terne et fragile… Alors oui, le grand format est encombrant, et en moyenne deux fois et demi plus cher, mais je crois que cela ne se discute pas. D’autant qu’aujourd’hui, nombre d’éditeurs, et même de petits indépendants (Zoé en fait partie) s’attachent à fournir une version Ebook en même temps que la publication en grand format.

J’en profite aussitôt pour voir ce qu’il advient de Monsieur et Madame Rivaz sur le marché et relève ceci: prix du grand format: 28,5 CHF et 13 CHF pour le numérique. Pour la zone euro, les prix sont de 18,9 pour le papier et de 11,99 pour le format numérique. Nous noterons qu’en Suisse, la version numérique pour ce livre est 54 % moins chère que le grand format papier. Dans la zone euro, elle est meilleure marché de 36%.

Quant à l’incompréhensible différence entre le poids des deux monnaies, nous n’allons pas nous y attarder ici, mais je vais prendre, pour l’illustrer, le dernier exemple personnel en date: j’ai acheté en France, voici une semaine, un livre grand format qui m’a coûté 24 euro. Au cours de change actuel, il vaut donc quelque 26 francs suisses. Or, si je l’avais acheté en Suisse, ce même ouvrage m’aurait coûté 37,2 francs. À savoir 43% de plus! Cette différence constante en notre défaveur, très variable dans ses proportions en fonction de la politique de chaque éditeur et du type d’ouvrages, est justifiée officiellement par les coûts d’importation, et surtout par le système de service-distribution, jugé très efficace en Suisse, mais aussi très concentré, pour ne pas dire peu concurrentiel. À ceci s’ajoutent des coûts de fonctionnement, notamment de la librairie (loyers, salaires) beaucoup plus élevés en Suisse. Il y a donc des raisons, mais il paraît clair qu’elles ne justifient en rien de telles différences…
Moralité: les lecteurs helvétiques continuent à être les dindons d’une épaisse et insipide farce qu’on leur fait ingurgiter depuis longtemps.  

Si la plupart des lectrices et lecteurs devaient se mettre à la lecture électronique, le grand format aura vécu, et peut-être aussi le poche, mais rien ne le démontre à l’heure qu’il est. Bien au contraire! Précisons en passant que le livre physique (grand et petit format) est également la garantie de nombre d’emplois pour nombres de personnes réelles, ce qui n’est pas du tout le cas du livre numérique.
En réalité, le grand format permet, avant tout, tant à l’éditeur qu’aux autres acteurs du marché du livre, de mieux rentrer dans leurs frais et, si possible, de dégager une marge bénéficiaire. Étant entendu que, juste après l’auteur, c’est bel et bien l’éditeur qui travaille le plus pour faire paraître et promouvoir un livre nouveau. C’est aussi lui qui prend le plus de risques financiers. La marge qu’il prélève sur chaque livre – autour des 30%-35% et variant d’une maison à l’autre – doit lui permettre également de payer le correcteur, le compositeur, l’imprimeur, le graphiste, ce qui représente environ 20% du prix d’un livre grand format. Rappelons ici que l’auteur, qui est tout de même celui qui travaille le plus, ne touche que 10% sur chaque exemplaire vendu. [Pour une meilleure vision de la condition de l’auteur en ces temps contemporains, voici une lecture sur mon blog] Quant au libraire, en fonction de sa taille, il prendra entre 37 et 45%, et le distributeur entre 15 et 20%, voire plus.
Tous ces acteurs ont donc intérêt à toucher ces pourcentages sur un prix grand format de 30 francs, plutôt que sur un poche. 
Conclusion: on peut trouver au moins deux bonnes raisons qui justifient le grand format: la forme de la nouveauté (beauté, élégance, lisibilité) – que je n’hésite pas, par idéalisme pur, à citer en premier –  et surtout la rentabilité.

Venons-en maintenant à la question du prix payé par le lecteur.
Trop élevé?
Vous vous souvenez sans doute, chère Fabienne, qu’en 2012, nous avons voté en Suisse sur la question du prix unique du livre, qui fut hélas refusée. Il s’agissait pourtant d’essayer de soutenir une diversité du livre de plus en plus mise à mal par les batailles de gros sous, de gros rabais, et de gros bestsellers. Et d’empêcher que ne se rétrécisse encore le réseau des librairies, dont la densité et la variété sont garantes des mêmes qualités sur le plan culturel, sans compter la question des emplois servant à nourrir des familles.
À cette occasion, nous avons entendu tout et son contraire, et nous n’allons pas refaire le débat ici.
Je me souviens en revanche de ce que me disait Marlyse Pietri, fondatrice, et directrice durant presque quarante ans, des éditions Zoé: en réalité, le prix des livres n’a pas vraiment augmenté. Ni dans l’absolu, ni sur le plan relatif. Ce qui a augmenté, en revanche, c’est tout le reste. Et dans ce tout, il y a des choses qui ne coûtaient rien il y a encore vingt ans, parce qu’elles n’existaient pas pour certaines, ou pas à cette échelle pour d’autres. Il suffit de penser à nos dépenses de communication et de multi-équipements obligatoires, via nos smartphones, tablettes, ordinateurs portables, liseuses et tous les abonnements nécessaires auprès des opérateurs. Pensons aussi à ce que nous coûtent nos ordures, sous forme de sacs réglementaires surtaxés et d’impôts communaux supplémentaires. Bref, des ordures qui pèsent désormais pour chacun d’entre nous le prix d’un bon roman grand format chaque mois. Si nous ajoutons à cette énumération pourtant courte l’évolution du prix de nos assurances maladie et des loyers en zones urbaines, nous devenons très verdâtres de teint, et comprenons aussi que, dans un tel environnement, mettre 32 francs pour un roman grand format a vite fait d’apparaître comme une dépense de luxe. Tandis que mettre le même prix, ou davantage, dans une coque de protection pour notre smartphone apparaît comme une nécessité. Il se trouve pourtant que la coque de protection ne nous raconte pas une histoire, ni ne nous stimule intellectuellement. De la même façon, les 3 francs 80 que nous lâchons volontiers pour un expresso au bistrot nous font moins mal au cœur que la même somme consacrée à l’achat d’un journal quotidien, dans lequel il n’y a de toute façon rien à lire qu’on ne sache déjà, pas vrai? Ceci sans parler des 5 francs que nous «plaçons» sans hésitation dans une bière pression, même si elle ne nous apporte rien que nous ne connaissions déjà, mais qui est si bonne!
Alors santé!
Alors bienvenue dans l’inextricable et l’absurde!
Et consolons-nous –un peu– en pensant que si nous autres, les humains, nous devenions subitement cohérents dans nos actes et nos choix, les écrivains risqueraient de ne plus savoir de qui ils pourraient bien s’inspirer pour construire leurs extravagants personnages de fiction.
 

Une suggestion de lecture:

L’édition sans éditeurs et L’argent et les mots de André Schiffrin.
Extrêmement stimulants, les textes de réflexions de cet éditeur indépendant, mort en 2013, et qui fut actif d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique. Au début des années 1990, il s’est entendu dire par Random House, qui chapeautait sa maison d’édition Pantheon, que cette dernière ne dégageait pas de marges suffisantes. Pas une considération ne fut portée, naturellement, sur la qualité des livres publiés, la réputation des auteurs, le niveau de pensée. Si bien que Schiffrin a donné son sac et a lancé une nouvelle maison indépendante, The New Press, basée sur un modèle économique non lucratif. Ses analyses montrent non seulement comment le ver est entré dans le fruit pour y prospérer plus que jamais aujourd’hui, mais elles esquissent aussi des pistes concrètes d’action et en appellent à la responsabilité des lecteurs. Oui!
De fait, le parcours des Schiffrin dans l’édition n’a jamais été de tout repos. Le père d’André, prénommé Jacques, n’est rien de moins que le fondateur et l’initiateur de la célèbre Pléiade chez Gallimard. Il fut licencié sans autre pincement au cœur par la grande maison, en 1940, puisque les Allemands n’aimaient pas les juifs, dussent-ils se terrer au milieu des livres. Et c’est ainsi qu’a commencé pour cette famille un parcours mouvementé aux États-Unis, qu’on peut découvrir avec intérêt dans le livre biographique du fils, intitulé  Allers-retours>

© catherine lovey, le 31 mars 2017

C’était…