Je vous ai entendue à plusieurs reprises refuser le terme d’ «écrivaine» qui était utilisé par ceux qui vous présentaient. Je ne comprends pas votre rejet de ce mot féminisé! Pour une fois qu’on tient compte des femmes et qu’on les respecte!

[Question adressée par Silvia S., Sion]


Chère Silvia,
Vous avez bien entendu.
Je refuse en effet que le mot «écrivaine» me soit appliqué. Quant au mot «autrice», volontiers utilisé par des gens bien intentionnés, il me donne envie de sortir ma kalachnikov et de tirer à vue.

Le fait est que des femmes se sont battues pour que ces deux mots s’imposent peu à peu dans l’espace public francophone. En Suisse aussi, par exemple au sein de l’association AdS>, acronyme pour Autrices et auteurs de Suisse. No comment…
Le fait est également que la plupart de mes consœurs qui écrivent de la littérature semblent tout à fait ravies de ces dénominations.
C’est vous dire si j’ai de quoi me sentir seule, et si je risque d’avoir tort.
Mais ce risque, je le prends en conscience.
Voyons pourquoi:
En premier lieu, figurez-vous que je n’écris pas d’abord avec mon sexe. Je veux dire par là que je n’écris pas davantage avec mon sexe – en tant que facteur qui compterait essentiellement – que je n’écris avec ma couleur de peau blanche, par exemple, ou mon niveau de formation, ou en tant que personne qui vit dans un pays en paix, qui parle plusieurs langues etc. Chaque facteur compte et influence. Le sexe aussi. Mais il n’est pas plus important, ni plus déterminant que les autres, dans un processus de création littéraire.

L’ennui, Silvia, c’est que lorsqu’on me désigne comme une «écrivaine», eh bien, implicitement, on ne me présente pas d’abord comme une personne qui écrit de la littérature et qui, par conséquent, se confronte avant tout à la construction d’un monde au moyen d’une langue. Non. Ce que l’on tient à dire d’abord, c’est que je suis une femme. Et ensuite seulement que j’écris.
Au nom de quoi?
Lorsqu’on présente un homme écrivain, personne ne songe un instant à son sexe. Personne n’en conclut d’emblée que, par conséquent, cet individu est d’abord un être de sexe masculin, supposé écrire avec une vision sexuée. Au contraire, on pense aussitôt: c’est un écrivain, donc un individu aux prises avec une langue.

Qu’on le veuille ou non, dès lors que le sexe est désigné – et pas n’importe lequel – puisqu’il s’agit toujours du féminin, son effet est d’enfermer, de réduire et de contraindre. Avant que vous n’ayez le temps d’ouvrir la bouche, «écrivaine» implique écriture autre, donc corps, donc sexualité, donc sentiments, donc maternité, donc champ d’action féminin, par conséquent…
PAS champ d’action littéraire!

Je n’y peux rien. C’est ainsi. On a beau le nier, faire semblant que ça n’existe pas. C’est encore ainsi.
Hélas, et je n’y peux rien.
Et je n’ai pas envie de le subir, chère Sylvie, au nom de quoi?

De nos jours, quand on vous désigne en tant qu’ «écrivaine» ou «compositrice» ou «sculptrice» ou «metteuse en scène», on vous indique, sans avoir l’air d’y toucher, une place «réservée», autrement dit un ghetto, qui c’est celui des femmes, dans tel et tel domaine artistique. Il pourrait en aller autrement, c’est vrai, dans un monde en quelque sorte «neutralisé», c’est-à-dire un monde où les femmes ne seraient plus discriminées à tous les étages, sur la seule base de leur sexe. Or, elles le sont.
Or, nous continuons à l’être.
Presque rien n’a changé à cet égard, y compris chez nous.

J’ai l’impression que les femmes qui ont cherché à imposer le mot «écrivaine» l’ont fait comme si elles avaient demandé la permission d’écrire de la littérature d’abord en tant que femmes (ce qu’elles sont et que personne ne conteste), et non pas d’abord en tant qu’écrivain, ce qui est justement l’enjeu principal.
Un comble!
En utilisant le terme «écrivain» pour me l’appliquer à moi-même, je ne demande aucune permission à personne.
J’écris.
De la littérature.
Dans le champ littéraire.
Avec comme souci principal la langue française.
Un point.
Accessoirement, j’empêche d’autres personnes de décider de ma place, à ma place, sous le seul prétexte que, parmi mes nombreuses caractéristiques, se trouve le fait que je suis une femme.

Quand j’entends une composition musicale, regarde un tableau, lis un livre, je ne me demande pas, avant toute chose, si c’est l’œuvre d’un homme ou d’une femme. Je considère cette œuvre dans son champ, qui est celui de la musique, de la peinture ou de la littérature. Ensuite, je m’intéresse éventuellement à des détails biographiques, le sexe étant l’un parmi beaucoup d’autres.
Les mots «écrivaine» et «autrice» n’ont, de surcroît, rien de naturel. Leur sonorité est affreuse. Ils traînent avec eux un côté méchamment ridicule.
N’allez pas croire, chère Silvia, que le combat féministe me soit indifférent. Au contraire!
Il y a de quoi faire…
Mais surtout pas avec des «instruments» aussi tordus, et contreproductifs, que des mots en apparence politiquement corrects, dont la vertu première est de provoquer sur le terrain – j’en suis un témoin attentif et dépité – de petits sourires entendus, quand ils ne sont pas franchement narquois.

J’espère vous avoir donné un éclairage, certes contestable, mais qui se défend.
Et puisque vous habitez Sion, n’hésitez pas à vous rendre au premier Festival du Livre Suisse qui se tient aux Arsenaux les 23 et 24 septembre.


Une suggestion de lecture:

Journal d’un écrivain > de Virginia Woolf.
Profitons de le lire ou le relire sous ce titre, avant que de nouvelles éditions politiquement correctes ne nous l’intitulent Journal d’une écrivaine. Ce qui, comme par hasard, aurait une toute autre allure, pas vrai? Il s’agit d’une version très condensée du journal de Woolf, dont les morceaux ont été choisis (censurés?) par son époux Léonard. Il y est question avant toute chose de processus d’écriture, de création, et de doutes livrés sans filtre.


© catherine lovey, le 23 septembre 2016

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