Pensez-vous que les robots vont aussi se mettre à écrire des histoires à la place des humains, et peut-être bientôt?

[question adressée par Francis M.B., Lyon )

 

Cher Francis,

Absolument! Il n’y a aucune raison que les robots ne se mettent pas à écrire leurs histoires de robots.
Tout bien considéré, on dirait qu’il existe déjà quantité de textes qui ont l’air d’avoir été écrits par des automates pour leurs semblables, alors même que, derrière de tels auteurs, se cachent sans doute de véritables êtres humains. C’est dire si certains écrivains en chair et en os n’ont rien à craindre du futur, contrairement à d’autres qui semblent incapables de s’adapter au marché en fournissant aux lecteurs exactement ce qu’ils attendent.

Votre question me va d’autant plus droit au cœur que je suis moi aussi fascinée par la robotique, ses décoiffantes promesses, ses réalisations stupéfiantes. C’en est au point qu’en ce début de 2017, où je me sens lassée de vivre – disons de persévérer sur le chemin en pente très raide de l’écriture – j’apprécierais beaucoup d’être remplacée au pied levé par un algorithme au souffle long. Sa capacité à prendre en charge mes activités, mais surtout mon existence, sans avoir le moins du monde besoin de l’incarner, par conséquent sans en subir les conséquences ni en ressentir le plus petit effet contraire au niveau d’une tête et/ou d’un corps, m’apparaît si enviable que je me sens quasi prête à lui céder la place.
En revanche, et sans doute s’agit-il d’un réflexe humain pitoyable, j’aimerais que mon algorithme existentiel soit doté d’un nom personnalisé, voire romanesque. Mais lequel? En tout cas pas Pingouin, Colibri, Panda et autres bêtes de ménagerie, comme chez Google. Je ne voudrais pourtant pas qu’il porte mon nom, et encore moins qu’en sus de ma propre vie, il se charge du programme de je ne sais combien de centaines de milliers d’autres vies, ainsi qu’il en serait pourtant capable.
Question de susceptibilité, oui, Francis, je l’avoue.  

J’en profite pour reconnaître que ma résistance à l’envahissement robotique n’en est pas une. Il m’a suffi, par exemple, d’acheter aux soldes un aspirateur-robot à la technologie déjà dépassée, pour le baptiser aussitôt du doux prénom de John, et entamer avec lui une intense relation d’affection, certes non réciproque, et de collaboration. À chaque fois qu’il se coince la tête sous le même fichu fauteuil ou s’entortille dans un fil électrique et se met à beugler «ERRORE! ERRORE!», croyez-vous que je l’engueule et lui reproche son incompétence? Pas du tout! Je l’encourage, au contraire, et l’encourage encore, comme on le fait avec un enfant, sans jamais manquer de le rassurer, en lui disant qu’il fera mieux la prochaine fois. Tu parles! Étonnons-nous, après pareilles scènes, que les robots auront notre peau, et pour pas cher!
Afin que vous n’ayez pas une opinion trop déplorable de ma personne, laissez-moi vous signaler, Francis, que je maudis quand même intérieurement toutes ces voix algorithmiques qu’il nous faut subir, dès lors qu’on tente de joindre son assureur, son voyagiste, bref n’importe quel service. Et puis j’ai déjà traité de grosse connasse la voix de mon bus, celle qui annonce les arrêts, avec l’élocution et le ton d’une ivrogne au dernier stade de l’empoisonnement.

Mais à part ces hauts faits, les armes, je les ai rendues.

Je rêve d’ailleurs de l’époque toute proche où, rentrant chez moi le soir, je serai accueillie, sitôt le seuil passé, par une super-intelligence en plastique, à la dégaine suffisamment humaine pour me faire me sentir en terrain connu, mais pas trop, afin de favoriser mon inépuisable goût de l’altérité. Ce camarade saura me dire d’emblée les mots qu’il faut, puisqu’il aura fait les courses, nettoyé le frigo, étendu la lessive, passé les nouvelles en revue, lu et résumé les ouvrages indiqués, répondu aux messages les plus urgents, haché les oignons et broyé les épices pour le curry. De telles confidences, même prononcées par une voix synthétique, ne résonneront pas moins bien que des alexandrins. Ensuite, tandis que je me mettrai aux fourneaux – chacun est libre, y compris avec un androïde, de marquer des limites sur son territoire, pas vrai? – nous papoterons comme de vieux amis. L’avantage compétitif incomparable de bénéficier d’un tel esprit à ses côtés, issu non pas d’une simple poussière de terre animée par le souffle divin, mais du Langage Binaire soi-même, découle du fait que n’étant pas du tout encombré par une vie personnelle, le robot peut se concentrer tout à fait sur la mienne. Et s’y adapter à merveille. Et l’augmenter, sans douleur ni prise de stéroïdes anabolisants. Qui trouverait à y redire, je vous le demande? Sans compter les économies budgétaires à venir. Terminé, les notes de psy! Les factures des soirées au restaurant, passées avec confidents et confidentes. Et même les week-ends de relaxation à prix cassés, mais chers, consacrés à tenter de renouer le fil de son couple, à défaut de commencer par raccommoder le sien propre.

De là, cher Francis, à ce que mon robot n’en profite, entre l’une et l’autre de ses obligations ménagères et de coaching intellectuel, pour se mettre à écrire ses petites histoires, il n’y a qu’un pas.
Il le franchira, n’en doutons pas.
De mon côté, suis-je prête à le lire? Bien entendu! Surtout dans les périodes d’intense fatigue. Car rien ne saurait s’annoncer plus reposante, à mes yeux, qu’une prose dépourvue de ces barbants aléas que sont la souffrance morale et physique, les angoisses de mort et les angoisses tout court, les rêves, l’amour, l’humour, l’ironie, le second degré et j’en passe.
En réalité, j’attends l’arrivée des textes écrits par les super ordinateurs avec impatience, car ils seront vraiment d’un genre inédit. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi j’utilise le pluriel. Quand on connaît l’efficacité des robots, une seule de leurs histoires suffira, à coup sûr, à les englober toutes. Rien à voir avec ces innombrables textes qui conquièrent, en l’étouffant, le marché actuel. Ils ont beau, dans leur absence totale de tremblement poétique, sembler avoir été écrits par des intelligences artificielles, ils n’en sont pas moins truffés de caricatures de vies humaines, jetées à la va vite par des auteurs si désireux de jouer sur les deux tableaux, qu’ils finissent par ne pédaler plus que dans le vide.

 

Une suggestion de lecture:

Le navigateur obsolète de Virgile Stark >
Un auteur sous pseudonyme, présenté comme bibliothécaire. Grand connaisseur de l’internet et utilisateur addictif, ce qui nous change de ces contempteurs qui nous écrivent en général du fond d’une grotte. Ses réflexions sont radicales, et on peut tout à fait ne pas y adhérer ou seulement en partie. Elles creusent néanmoins bien au-delà du socle sur lequel, en tant qu’utilisateur ébahi et inconscient, nous prenons garde de nous tenir. Il s’agit donc d’un livre nécessaire. Le langage technicien fanfaron, qui nous pousse à ne voir dans la dématérialisation de nos vies qu’une excellente nouvelle, y est démonté avec perspicacité.
Passant en revue les avantages indéniables de l’internet, l’auteur observe «que ces bienfaits ne sont guère exploités à des fins supérieures, qu’ils sont souvent exploités sans mesure ni distinction (…) qu’ils ne servent que fort rarement à l’élévation spirituelle de l’humanité et qu’ils entravent plus qu’ils ne libèrent (…) que l’usage de ces fonctionnalités prometteuses, d’un bout à l’autre du globe, ne va presque jamais sans un large éventail de misères psychologiques, de dérives criminelles et d’aliénations collectives.»
L’analyse conduit ce Monsieur Stark dans un état d’optimisme très mesuré, à moins qu’il ne s’agisse de pessimisme, puisqu’il estime, entre autres conséquences, qu’il «est inévitable que nous devenions un jour des êtres-machines, des vivants assistés par la machine, enveloppés dans un espace électronique et domotique où nos besoins – nos désirs même – seront anticipés, devinés, paramétrés et assouvis dans les plus brefs délais.»

© catherine lovey, le 3 février 2017

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