Un été russe et drôle, épisode 3

Parution : samedi 27 juillet 2013, Le Temps.
© catherine lovey

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Snowden à l’aéroport de Moscou ? Pas du tout…

Alors qu’elle pensait passer de tranquilles vacances russes, la famille helvétique de Catherine Lovey, installée dans la banlieue de Marfino, se trouve confrontée, bien malgré elle, au choc de l’histoire soviétique et de l’actualité la plus récente.

Un aperçu de ce qui fut la prison de Marfino, dans laquelle furent enfermés de nombreux scientifiques soviétiques à l'époque stalinienne.                           …

Un aperçu de ce qui fut la prison de Marfino, dans laquelle furent enfermés de nombreux scientifiques soviétiques à l'époque stalinienne.                                                                                                                            © c.lovey            

     Le monde entier croit savoir – grand bien lui fasse ! – que le désormais célèbre Edward Snowden, l’homme qui voyait et dénonçait de l’espionnage à tous les étages, se terrait à l’aéroport de Cheremetiévo. C’est un leurre. Nous autres, nouveaux habitants suisses du quartier de Marfino, banlieue nord de Moscou, sommes en mesure d’avancer une hypothèse autrement plus solide concernant la véritable planque de l’individu le plus recherché par la CIA américaine et le plus contrôlé par le FSB russe. Afin de garantir la sécurité physique et psychique de la famille, nous choisissons de divulguer cette information dans Le Temps, sans dessous-de-table supplémentaire. La voici : dès son arrivée à Moscou, Edward Snowden s’est installé à Marfino, tout comme nous. Eh oui, ce jeune garçon au cœur pur et aux intentions non moins infantiles, qui risque sa tête pour avoir raconté les vilaines manies technologiques des Américains, est notre voisin, tout simplement. 

     Angoisse inexplicable

     Comme souvent en Russie, c’est le hasard ­– mais existe-t-il vraiment ? ­– qui a guidé nos pas. Il ne nous a pas fallu marcher beaucoup pour tomber à la fois sur l’Histoire et sur le pot aux roses.  Une promenade nocturne en compagnie de Giulia a suffi. Ce soir-là, une lune modeste brillait au-dessus de Marfino. Nous avons quitté notre ghetto de hautes tours modernes pour pénétrer, à quelques dizaines de mètres de notre porte d’entrée, dans ce qu’il faut bien appeler le « quartier russe ». Là où non seulement les immeubles d’habitation présentent une allure russe ordinaire, mais aussi les trottoirs, les gens, les magasins et même la nourriture sur les étalages. Tandis que nous devisions sur les vertus comparées du kéfir et du halva, deux drogues alimentaires nationales, nous avons soudain débouché dans une rue sombre, assez large, où une angoisse inexplicable nous a aussitôt attrapé par le cou.

     Sur notre droite, protégé par une série interminable de hautes grilles noires, un bâtiment massif, sinistre, dont il est impossible de dire à quoi il pourrait bien servir. Tout de suite après, apparaît un mur moins élevé, mais tout aussi interminable, surmonté d’un enroulement ininterrompu de fils de fer barbelés étincelants. Derrière ce décor, un enchaînement d’immeubles en briques rouges, absolument silencieux, aux vitres crasseuses, et en partie cachés par des arbres. Ici et là, des caméras de surveillance plutôt neuves. Ici et là encore, des renforcements de barbelés. Et dans notre poitrine, le cœur qui décroche et nous tombe d’un bloc dans les talons.

     Prison secrète

     Comment s’endormir enroulés dans nos jolies couvertures russes, dans notre joli quartier de classe moyenne insouciante, après tout ça ? Impossible. Nous faisons quelques recherches et découvrons que Marfino n’est pas un nom innocent dans l’histoire du pays. C’est ici, à quelques mètres de nos lits, qu’ont été emprisonnés des cohortes de scientifiques soviétiques, contraints de servir les besoins du pouvoir, notamment en matière d’espionnage, d’écoutes téléphoniques, d’identification des voix et de cryptogrammes. Notre tranquille balade nous a conduites tout droit vers l’une des plus célèbres prisons secrètes de l’époque totalitaire, en réalité un laboratoire concentrationnaire dédié à la recherche, appelé charachka dans le jargon russe. Alexandre Soljenitsyne a décrit celui de Marfino dans son livre intitulé Dans le premier cercle, en référence directe à L’Enfer de Dante. Le Prix Nobel de littérature, qui avait étudié physique et mathématiques, était bien placé pour en parler. Il y a été lui-même enfermé entre 1947 et 1950.

     Erreur courante

     Il nous faut une grosse demi-heure pour faire le tour de ce que nous appelons désormais « notre » prison. Que s’y passe-t-il aujourd’hui ? Qui espionne-t-on ? Mystère et boule de gomme. Ce n’est pas l’excellente application Triposo que Jeremy a téléchargée sur son téléphone portable qui nous le dira. Grâce à elle, nous apprenons pourtant une foule de choses intéressantes, et aussi à quelle distance se trouve le prochain fast-food. Mais pas un mot sur les barbelés. Une erreur courante commise par les étrangers en Russie consiste à conclure que ce qui paraît délabré n’est plus utilisé. L’observation attentive des lieux montre qu’un conglomérat apparemment actif dans les systèmes d’automation, un konzern avtomatika, truffé de caméras, veille sur l’ensemble de ce territoire peu avenant.  Durant la journée, des néons s’allument dans les vieux bâtiments de la prison, là où, de prime abord, personne ne semble avoir mis les pieds depuis longtemps. Des fenêtres s’ouvrent qui étaient encore fermées la veille. Au même moment, des condamnations à de lourdes peines de prison sont prononcées dans le pays contre toutes sortes de gêneurs qui ne s’appellent pas seulement Alexeï Navalny, sur la base de « preuves » comprenant des écoutes téléphoniques sorties d’on ne sait où...

     Concombres et vodka

     Dans la nuit de Marfino, tout devient noir du côté de notre charachka. Tout, sauf une seule fenêtre qui reste éclairée. Celle de l’étranger Edward Snowden, échoué, seul, dans un pays trop grand pour lui ? Si notre déduction est bonne, nous souhaiterions faire signe à ce jeune homme, mais comment, et l’inviter entre voisins à partager concombres et vodka. Après tout, ce serait une façon comme une autre, naïve sans doute, de répondre à la question que se pose Innocent Volodine, l’un des héros de Soljenitsyne, si nous vivons dans un Etat de peur constante, peut-on rester humain ? 

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