Des nouvelles de la Russie honnie


Du sport, du sport et encore du sport!


Les noms et les lieux sont modifiés, ainsi que tout élément susceptible de permettre une identification.



Alors oui, voilà, ça s’est passé comme ça, la matinée du 24 février 2022: les managers ont réuni tout le monde; ils nous ont assuré que les choses continueraient comme d’habitude; que les projets en cours se poursuivraient; qu’ils étaient trop importants; que le travail accompli et les investissements consentis depuis toutes ces années ne pouvaient pas être remis en question par les…
ces…
bref, par les événements.
Autrement dit, par cette guerre qui venait d’éclater.
Et puis le lendemain, à savoir vendredi 25 février, eh bien les managers n’étaient plus là. Et c’est en lisant des nouvelles que nous, les employés, c’est-à-dire que nous autres, les employés russes, avons appris qu’ils étaient tous partis ou sur le départ. Et que les groupes internationaux allaient probablement quitter la Russie, les uns après les autres.
Voilà comment ça s’est passé.
Pour le moment, me dit encore mon amie Alyssa, nos salaires sont payés. Mais pour combien de temps?

Mon amie travaille dans un secteur énergétique important pour la Russie. Important pour le monde entier aussi. L’impression d’irréalité qu’elle éprouve est totale. Elle est au courant de ce qui se passe. Elle sait ce que l’armée russe a été envoyée faire. Où et comment. Elle en prend conscience comme toute personne qui vient de subir un choc énorme, après un grave accident par exemple. Elle voit les ravages sur les images des news, elle connaît les données principales, mais sa tête par moments décroche. Car sa tête refuse d’enregistrer la première d’entre toutes les données: il s’agit bel et bien de la réalité. Et non d’un scénario foutraque pour un film de seconde zone.

Ceux qui ne veulent pas écouter
Est-ce que les choses ont vraiment basculé comme ça, d’un jour à l’autre?
Dis-moi comment on va arrêter cette horreur, hein?
Comment?
Mon amie suit le travail de quelques journalistes, en particulier de l’un d’entre eux qui collabore pour un site d’informations mis au ban par le gouvernement russe depuis pas mal de temps déjà. Cet homme dispose de nombreux contacts en divers lieux d’Ukraine. Il appelle donc ces personnes et les laisse parler et décrire longuement ce qui est en train de leur arriver. Les Russes qui veulent écouter peuvent entendre et apprendre ce qui se passe dans la vie de citoyens ukrainiens qui leur ressemblent. Ceux-ci sont étudiants ou employés, à Kiev, à Kharkiv, à Odessa, à Jitomir. Ils ont une vie ordinaire, souvent une famille avec des enfants petits, et des parents qui prennent de l’âge. Ils ne sont ni des experts, ni des journalistes, encore moins des commentateurs habitués à prendre la parole. Ces habitants qui se racontent depuis leur pays en feu avaient un avenir. Ils n’en ont plus. Ils disent ce qu’ils voient de la terreur en train de déferler sur eux. Ils disent leur désarroi, et parfois leur panique, pour celles et ceux d’entre eux qui sont en train de comprendre qu’il leur va falloir fuir.
Quant aux Russes qui ne veulent pas écouter ce genre de choses, ils poursuivent leur vie en pensant que tout va bien, que leur pays est juste en train de faire – enfin – ce qu’il faut envers l’Ukraine «nazie», et que tout sera bientôt fini.

Vivre avec moins que rien
Alors oui, continue à décrire Alyssa, même les idiots voient que les prix grimpent dans les supermarchés. Grimper n’est pas un verbe suffisant. Elle-même a fait quelques petites courses en ce jour du mois de mars. Trois fois rien, des yaourts, du lait, des pâtes, ce genre de choses qui manquent en milieu de semaine, et le prix c’était: 3’000 roubles. La mère d’Alyssa, jeune encore et déjà retraitée –comme cela arrive si souvent dans une Russie qui masque ainsi son incapacité à créer des emplois en suffisance– reçoit une pension de l’État de 14'000 roubles par mois. À peine de quoi acheter un plein chariot au supermarché. Et dans quelque temps, sans doute à peine de quoi s’acheter la moitié de la moitié d’un chariot. Pour Alyssa comme pour des centaines de milliers, voire des millions de jeunes travailleurs russes, le salaire qu’ils gagnent ne sert pas à couvrir leurs seuls besoins. Le sort de leurs parents et parfois grands-parents en dépend aussi. Les personnes d’un certain âge qui n’ont pas d’enfants, ou qui ont des enfants sans emploi, savent ce que signifie l’expression vivre avec moins que rien.
À propos des prix, Alyssa me parle encore d’un équipement de sport dans lequel elle avait décidé d’investir au début du mois de février. Le temps de trouver le modèle idéal et le prix avait doublé. Le temps de passer commande et de payer, le prix avait quasi triplé. Au moment où elle me parlait, le prix était déjà quatre fois supérieur à ce qu’il était en janvier.
Là où mon amie se trouve, il reste heureusement la nature environnante, souveraine dans cet immense territoire russe à moitié vide. Alors Alyssa fait du sport. Elle en fait plus que jamais. Le froid règne encore sous sa latitude. Elle part se vider la tête pour ne pas rester à paniquer et à pleurer dans son appartement. Du sport, du sport, du sport!
Et elle rencontre des amis et des connaissances qui ne parlent que de sport, de sport, et de sport.

L’avenir?
Impossible en l’état de notre conversation de prononcer ce mot. Mon amie se met à penser aux paysages de chez moi, qu’elle connaît et aime immensément. Cette pensée lui fait mal. Elle rend encore plus irréelle sa situation.
Je lui dis que j’ai regardé pour des trains, afin d’essayer d’aller en Russie, depuis certaines capitales d’Europe qui sont en général très bien reliées. Je lui dis que tout est bloqué. Rien n’est proposé à la vente. Absolument rien.
Nous ne savons plus quoi dire sur la ligne.

Une cassure totale
Le sentiment qui prédomine, inexprimé, tient à une rage infinie chez l’une comme chez l’autre. Si une catastrophe naturelle d’ampleur était en train de couper la Russie du reste du monde, nous le déplorerions mais le comprendrions, comme nous avons compris la coupure exigée par la pandémie de Covid, surtout dans ce pays qui a laissé courir le virus sans aucune attention pour sa population. Mais là, ce n’est pas une coupure. C’est une cassure totale. Pour longtemps. Peut-être pour toujours. Une catastrophe due à un gouvernement criminel. Une catastrophe parfaitement artificielle. Évitable. Et qui est en train de se produire sur le sang des Ukrainiens. Sur la destruction de leur pays. Et sur le sang des soldats russes dont le cerveau a été ravagé, au point qu’ils croient combattre pour une juste cause, alors qu’ils sont en train de faire exactement l’inverse.
Est-il possible de tomber si bas?

Alyssa me raconte qu’en revenant chez elle, la veille, elle a croisé des écoliers en chemin. Des jeunes vraiment jeunes. Ils discutaient de «l’opération spéciale». Ils disaient que la Russie n’avait pas d’autre choix que de se défendre. Mon amie me parle alors des Biélorusses. De leur courage immense. De toutes celles et ceux qui sont descendus dans les rues, qui ont protesté, pendant des semaines et des semaines, et des mois et des mois, en 2020 et 2021. Loukachenko le dictateur est toujours en place. Mais les Biélorusses, eux, se sont soulevés, dit Alyssa.
Elle n’ajoute rien.
Pour elle, c’est le matin. À l’écran, son visage apparaît fatigué. Elle va partir à la neige pour la journée. Je lui recommande de partir aussi souvent que possible.
Tu te rends compte, me dit-elle, parler de la neige, avec ce qui se passe? Mais je ne trouve rien d’autre à lui dire. Je pense qu’il ne faut pas qu’elle craque.
Et je pense que hurler dans la neige l’aidera à ne pas craquer complètement.

© catherine lovey, mars 2022


Bouleaux, eau et neige. Autrement dit, un paysage russe. © c.lovey, 2015.