Des nouvelles de la Russie honnie


Si seuls et sur une autre planète

Les noms et les lieux sont modifiés, ainsi que tout élément susceptible de permettre une identification.


Ce qui avait interpellé Illya durant tout le mois de janvier, là où il se trouve dans le Sud de la Russie, c’est le passage de centaines et de centaines de camions militaires, observés de ses propres yeux, en direction de la Crimée.
Alors quoi?
Une concentration des forces russes, oui, probablement, pour augmenter la pression, oui, sans doute. C’est ce qu’Illya s’était dit, tout en ne se sentant pas bien, durant le premier mois de l’année 2022.
Apparaissant en ce jour d’avril sur l’écran de mon téléphone avec son épouse Elmyra, tous deux parlent d’un cauchemar sans fin. Ils sont dans la trentaine et ne peuvent certainement pas être décrits comme des Russes ordinaires, occupés à poursuivre leur vie tête baissée et oreilles bouchées, en attendant que ça passe. Ils savent qu’ils n’ont plus d’avenir dans leur pays. Ils n’ont pas besoin d’attendre encore pour s’en persuader. Cette guerre marque un avant et un après. Comme une haute chaîne de montagnes, surgie tout à coup, et séparant à jamais deux vallées, ainsi que leur vie, décrit Illya. Ils s’en iront donc avec leur enfant dès qu’ils auront tous leurs papiers et un signe positif d’un des pays auxquels ils se sont adressés.

L’autre Russie n’existe pas
Tous deux ont pourtant cru, comme des dizaines de milliers de jeunes Russes éduqués, dynamiques, qu’il était possible de continuer à nourrir et à faire grandir cette autre Russie, dont nous savons tous, moi la première, qu’elle existe. Et pas seulement. Qu’elle est digne d’amour aussi, et de soins. Mais aujourd’hui, les mots que prononce Ilya sont terribles: cette autre Russie n’existe pas, Catherine. Nous avons cru qu’elle existait, mais ce n’est pas vrai. Et nous les Russes, nous y avons cru aussi à travers le regard que vous autres, les étrangers qui aimez la Russie, avez porté sur notre pays. Tout ça, c’était une illusion.
J’en reste bouche-bée.
Illya poursuit: tu sais que ça fait des années qu’on ne regarde plus la télévision russe, ni nous, ni beaucoup de personnes, eh bien on avait tort, on a commis une immense erreur, parce que la Russie, c’est ça! C’est celle de la TV! Et plutôt que de regarder notre vrai pays, on s’est enfermé dans notre maisonnette, qui est détruite aujourd’hui, on s’y cachait et on la décorait avec nos illusions.
Quand Illya dit que la Russie, aujourd’hui, c’est ça, il l’illustre: un soutien massif de la population, aussi loin qu’il puisse juger, à l’opération dite spéciale; partout des signes de ralliement, sur les gens, sur les voitures, dans l’espace public, notamment à travers des affiches et des placards publicitaires achetés en masse par les autorités locales pour promouvoir la lettre Z; et dans le détail, des amis proches, des amis de longue date, certains remontant à l’enfance, qui approuvent.

Z et V, des lettres qui ne sont pas russes
Quant à cette lettre Z, et à cette lettre V, toutes deux absentes de l’alphabet cyrillique, elles demeurent un grand mystère. Au début, elles ont été vues sur les militaires et leur matériel. Désormais, elles s’affichent partout. Et ceci dans un pays qui prétend pourtant vouloir mettre en avant ses propres valeurs, sa propre culture, supposées n’avoir aucun lien avec la décadence occidentale. Deux lettres latines, donc, exogènes, étrangères, incompréhensibles. Pour dire Za. Ce qui signifie pour.
Alors qu’en cyrillique, Za s’écrit За.
Et pour
quoi
donc?
Eh bien, pour les nôtres. À savoir les soldats. Les troupes, les unités, les armes. Ceux qui se battent si «courageusement», «vaillamment», «brillamment».
Pour la victoire. Pour la Russie. Pour la vérité.
Etcétéra.
C’est en tout cas ce que raconte ce Z latin, tel qu’il apparaît sur des affiches, quand il est accolé à des mots russes.
Sinon, il se suffit à lui-même. Juste un Z. Projeté sur les bâtiments publics, imprimé sur les T’shirt, arboré par les torses de certains athlètes.
Des théories circulent, sous-entendant que V et Z indiquent bien sûr la cible, à savoir le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Sauf qu’il n’y a pas non plus de Z et de V dans la langue ukrainienne. Mais peut-être que Zelensky, cette «marionnette» des «patrons américains» ne mérite pas des lettres de l’alphabet cyrillique? D’autres théories affirment que ce Z désigne en réalité l’Ouest, l’Occident, ce Zapad (en réalité Запад) qui serait le vrai but de la croisade triomphante des Russes… Et que naturellement, le V serait le signe –anticipé, inévitable– de la victoire.

De plus en plus, comme l’observent aussi Elmyra et Ilya, ce Z est mis aux couleurs du ruban de Saint-Georges, trois bandes noires entre lesquelles se glissent deux bandes orange, symboles par excellence de la valeur militaire, de l’héroïsme, en réalité du délire de plus en plus massif qui a saisi la Russie ces dernières années, la voyant ériger la victoire de 1945 sur l’Allemagne nazie en une mythologie définitive, omniprésente, étouffante. Et bien sûr sans aucun rapport avec la vérité des faits historiques, à commencer par le Pacte d’alliance conclu par Staline avec Hitler en 1939, et l’approvisionnement massif en armes et en chars, reçu des Américains dès 1941.
Encore plus que ceux des années précédentes, les défilés du 9 mai vont sans doute atteindre en 2022 un niveau de folie collective encore jamais vue… sans compter que des milliers de kilomètres de tissus striés noir et orange sont prêts à l’emploi.

Nouvelle croix gammée
Aux yeux d’Elmyra, ce Z, c’est le svastika contemporain, la nouvelle croix gammée des fascistes russes. Ceux-là mêmes qui, sans aucun complexe, se font passer pour des libérateurs d’une Ukraine soi-disant nazifiée. C’est à devenir fous, dit Elmyra, ces manipulations qu’on ne peut même plus qualifier de grossières, tant elles ont dépassé ce stade pour le pire. Un enfer, ajoute-t-elle. En précisant que l’histoire qu’elle porte, en grande partie indicible en Russie jusqu’à aujourd’hui, c’est celle de l’assassinat par balles de l’un de ses grands-parents, en 1941, en Crimée. Avec des milliers d’autres juifs, en deux jours à peine. Parce qu’ils étaient juifs. Le pouvoir soviétique, puis russe, n’a jamais voulu considérer ces crimes de masse pour ce qu’ils étaient. La seule chanson autorisée est celle-ci: tous les Soviétiques ont atrocement souffert parce que soviétiques.
Pensant à son propre pays, la Russie d’aujourd’hui, Elmyra dit: à l’époque, les Allemands étaient vus comme des gens civilisés, en provenance d’un pays et d’une culture hautement civilisées. Elle demande: comment une telle chose a-t-elle été possible, et comment est-ce que c’est possible ces horreurs d’aujourd’hui? Je réponds qu’en dépit des études approfondies que j’ai pu lire à ce sujet, la réponse échappe toujours. Elmyra pense aux crimes commis par les troupes d’occupation russes contre les populations civiles en Ukraine, innombrables, et aux crimes de viol tels qu’ils commencent déjà à être dits par des femmes et par des enfants, par des mères et par leurs enfants, tous violés, et elle demande, mais sans attendre de réponse cette fois-ci: ils vont dire quoi ces hommes, quand ils rentreront en Russie, hein, ils vont dire quoi à leur famille, à leurs enfants?

Une immense solitude
Autour de ce couple, le silence, le calme, la beauté des paysages maritimes.
Et le sentiment d’un isolement extrême.
Un isolement qui n’a rien à voir avec celui qui avait été ressenti durant la pandémie, et qui fut pourtant lourd, bien réel. Aujourd’hui, c’est encore autre chose, cette sensation d’être si seuls et sur une autre planète.
Ne te trompe pas, m’enjoint Ilya, en Russie, c’est déjà la guerre civile. Mon ami l’avoue: nous sommes totalement désorientés. Coupés de nos émotions. Nous entendons tout. Et son contraire. Lui-même lit et s’informe tous azimuts. En plusieurs langues. Des nouvelles en provenance de Russie, d’Ukraine, d’Europe, des États-Unis. Il dit: même si on part du principe que tout est propagande, alors je crois la propagande européenne. Car la Russie a toujours dit qu’elle ne ferait pas la guerre. C’est un mensonge inouï.

Médicaments essentiels
Les parents d’Elmyra vivent très loin, quelque part au cœur de la Russie. Le père est diabétique. Il se déplace avec peine. Or, dans son immense région, il n’y a déjà plus le genre d’insuline dont il a besoin pour survivre. Plus du tout. Alors sa fille a couru partout pour en trouver, dans la capitale. Dans ce Moscou où il y avait des policiers tous les cent mètres, dit-elle. Elle a eu bien de la peine. Elle a dû payer le prix. Et elle a envoyé des doses pour une année. Le paquet est arrivé à bon port. Et ensuite? Cette question, je n’ose pas la poser. Je sais par d’autres amis que des médicaments commencent à manquer, pas des molécules de base, pas pour le moment, mais d’autres médicaments pour des maladies graves et qui doivent se traiter sur le long terme. Qui va dire de quoi et pourquoi ces gens sont morts? Qui va y accorder la moindre attention? Ma réponse est: personne. Pas même au sein de la population russe, pas même des proches, dès lors que ceux-ci sont occupés à soutenir l’opération spéciale et à se réjouir de la coupure totale avec l’Ouest–ce Zapad inutile et malfaisant. Quand on est capable d’avaler un tel niveau de mensonges alors, comme durant la pandémie toujours en cours, on se montre capable d’affirmer que nul au monde n’est mort du virus, ou du manque de médicaments, dût-il s’agir de sa propre mère qui en est pourtant morte.
Je partage l’effroi total d’Elmyra.
Je n’ose lui dire que la contamination des esprits est aussi à l’œuvre chez nous. Que la pandémie a terriblement accéléré ce mouvement. Qu’une partie des citoyens a décroché mentalement. Dans un acte volontaire. C’est ce que je pense. Et non pas par accident. Encore moins par fatalité. Aux yeux de beaucoup, même en Suisse, le monde n’est plus basé sur des faits complexes, voués à nous échapper en partie, et sur une vérité à chercher sans relâche. Il est basé sur ce que chacun préfère croire.
À partir de là, ce n’est plus qu’un monde de haine viscérale. Qui n’en finit plus de gonfler.

Mais je ne peux pas dire une chose pareille durant cette conversation.

Je ne peux pas prononcer ces mots face aux visages bouleversés, fatigués, d’Elmyra et d’Illya. Je dois moi aussi souffler sur la part de leur espoir, comme sur des braises devenues noires, afin que surgissent à nouveau de petits points de lumière, garants d’un feu fragile, mais qui pourrait repartir.

© catherine lovey, avril 2022


Le Z aux couleurs du ruban de Saint-Georges, tel qu’il apparaît même sur un petit centre nautique, non loin de l’Ukraine. Photo envoyée de Russie.