Des nouvelles de la Russie honnie


Non! dit Mila. Et c’est moi qui ai envie de pleurer maintenant

Les noms et les lieux sont modifiés, ainsi que tout élément susceptible de permettre une identification.



En ce dimanche, je contacte mes plus vieilles amies russes, pour une conversation groupée, telle que le permet –pour combien de temps encore?– la technologie.
Mila et Sacha ne sont pas plus âgées que moi. Nous nous sommes connues lorsque nous avions vingt ans. À cette époque, elles se débrouillaient en anglais tandis que je ne prononçais pas un mot de russe. Depuis, leur anglais a pris l’eau et je survis dans leur langue. En janvier de cette année 2022, nous avions établi un plan ambitieux pour l’été. Marre du Covid, des fermetures, de la distance. Nous nous retrouverons donc ensemble dans une république russe où vit Sacha, loin de Moscou. Puis nous remonterons en train vers le Nord pour aller chez Mila, notre base. Suite à quoi, toujours en train, nous mettrons le cap sur la Suisse où elles ne sont plus revenues depuis deux décennies au moins.
En janvier, nos projets estivaux nous mettent en joie.

Tête en explosion
En ce dimanche de mars, j’ai peur. Peur de ce que je vais apprendre de la bouche de mes deux amies. Deux femmes russes ordinaires, avec des métiers ordinaires, qui vivent dans des appartements soviétiques, rénovés de-ci de-là, gagnent de modestes salaires en roubles, ont des vies privées compliquées. Et qui aiment leur pays. Je crains de les entendre me dire que les prix sont devenus déments dans les supermarchés, parce que c’est ce que me racontent d’autres amis, et qu’elles vont peut-être perdre leur travail. Mais ce que je crains encore plus, c’est de les entendre trouver une justification à cette guerre. Parce que la tête de certains Russes est en train d’exploser. Je ne parle pas de ceux qui ingurgitent la soupe poutinienne depuis des années et n’en verdissent pas. Je parle de celles et ceux qui n’y ont jamais touché, à ce brouet, et qui, face à cette horreur de voir leur pays mener une guerre de destruction massive –justifiée à l’intérieur par le fait que la Russie serait en train de « libérer » l’Ukraine des « fascistes »– ne parviennent pas à supporter un tel niveau de mensonge. Et se mettent par conséquent à se boucher les oreilles, voire à douter de tout…
Que vont donc me dire mes plus vieilles amies russes qui n’ont pas de compte Twitter, n’ont jamais entendu parler du travail d’investigation de Bellingcat> et qui ne sont pas du genre à installer un VPN pour pouvoir accéder quand même aux sources d’informations sérieuses, toutes bloquées par le gouvernement russe?

La guerre dans les familles
Eh bien voici ce qu’elles me disent d’emblée: elles savent ce qui se passe. Elles savent que «leurs» soldats bombardent et tuent tous azimuts, c’est-à-dire aussi les populations civiles. Elles savent que des millions d’Ukrainiens sont sur les routes. Elles me demandent combien de réfugiés sont arrivés en Suisse. Et si je sais combien de soldats russes ont déjà été tués? Elles ont entendu dire que le chiffre était énorme. Mais combien? Elles ont des craintes pour la suite de leur vie, et elles disent que ça ne compte pas, à côté de ce que vivent les Ukrainiens. Tu sais bien qu’on a toujours vécu avec pas grand-chose, et nous, personne ne nous bombarde.
Ah si! Sacha a un gros souci. Elle a un peu honte d’en parler, mais c’est pourtant ce qui occupe toutes les conversations à son travail: il manque une certaine matière essentielle pour leur production. Son entreprise n’a quasi plus de stock et n’arrive plus en s’en procurer en Russie. Elle a trouvé un moyen de passer par un autre pays. Mais le rouble effondré vaut si peu désormais. Impossible par conséquent d’acheter à l’international. Les machines vont peut-être s’arrêter, cette semaine déjà, alors que le carnet de commandes est plein.
Toutes deux ont des collègues ukrainiens. Et tu sais quoi, me demandent-elles? Eh bien ces collègues sont d’accord avec ce qui est en train de se passer. Oui, vraiment, ils approuvent. La plupart vivent en Russie depuis quatre ou cinq ans. Ils viennent du Donbass, sous contrôle russe depuis 2014. Mes deux amies ont des larmes à l’écran. Mila dit: c’est aussi la guerre dans les familles, chez nous, tu sais. La guerre. On ne peut plus se parler. Et tous les jours, ça se termine avec des amis, point final, des amis que j’ai depuis des années.
Je veux savoir quel pourcentage de la population approuve cette guerre. La moitié, répond Mila, sans la moindre hésitation. Et les autres quoi? je demande. Tu sais bien les autres quoi, répond-t-elle. Est-ce qu’on n’a jamais eu de vraies élections, est-ce qu’on n’a jamais voulu que ce pays change? Voilà le résultat! Tout de même, je lui dis, depuis trente ans, on a bâti des choses, ensemble, d’un côté et de l’autre de l’ancien mur. Non! dit Mila. Et c’est moi qui ai envie de pleurer maintenant.

N’importe où qui n’est pas la Russie
Nous parlons des plus jeunes de notre connaissance. Notamment de certains garçons entre vingt et trente ans. Ils n’ont pas de visa, pas même de passeport dit «étranger» qui leur permettrait de voyager. Il faut qu’ils partent, dit Sacha. Ils se préparent à fuir, affirme Mila, qui connaît les détails. Où vont-ils donc aller, je questionne. N’importe où qui n’est pas la Russie, répond Mila, tu sais bien ce qui les attend sinon.
La conversation dure. Je regarde mes deux amies et je comprends que nous sommes bel et bien en 2022. Rien n’a changé, susceptible d’empêcher le pire, mais des choses fondamentales ont changé quand même. Car j’ai maintenant la certitude que si même Mila et Sacha savent ce qui se passe et y sont opposées avec toutes les cellules de leurs corps, alors personne en Russie ne pourra prétendre avoir fait de mauvais choix par ignorance.

© catherine lovey, mars 2022


Photo d’une photo de Moscou. Je ne me souviens plus quand je l’ai prise, ni lors de quelle exposition. En revanche, je me souviens que j’avais pensé à un poème d’Anna Akhmatova en regardant ce cliché; un poème qui parle de corbeaux…