Des nouvelles de la Russie honnie


Oui, non, non, oui, non, peut-être…

Les noms et les lieux sont modifiés, ainsi que tout élément susceptible de permettre une identification.


Partir?
Quitter la Russie, littéralement du jour au lendemain, tant qu’il en est encore temps?
Plus facile à dire qu’à faire.
Et comment, et fuir par où, et pour aller où, et tous ensemble?
Fourrer des affaires en vitesse dans un sac, y ajouter ses papiers les plus importants et grimper dans le premier train en direction d’une frontière est une chose. Difficile, bouleversante. Mais quand on n’est pas tout seul dans la vie, qu’on n’a pas qu’un seul baluchon à faire, un seul être auquel penser, mais une grande famille avec des enfants encore jeunes, le dilemme prend une autre allure.

En ce début du mois de mars, j’explique pourtant à mon ami Boris qu’il faut faire vite. Se décider vite. En Europe occidentale, ce sont les Ukrainiens qui vont arriver. Des femmes et des enfants avant tout. Traumatisés. L’aide va se concentrer sur eux, et c’est bien normal. Mais les budgets sont troués de partout. Notamment à cause de la pandémie. Alors qui va aider les Russes en fuite? Qui défendra la nécessité de prévoir aussi pour les Russes des soutiens, des places, du travail? Peu de monde, à l’heure où je parle. Pratiquement plus personne dans une semaine-dix jours.

Les jours passent.

Nous échangeons des informations régulières avec Boris et d’autres amis qui envisagent aussi de s’en aller. Tous savent que nombre de leurs concitoyens sont déjà partis. Des hommes et des femmes qui avaient des papiers à jour, des visas, assez d’argent, souvent de la famille hors de Russie, voire un pied-à-terre quelque part. Certains d’entre eux ont même déjà témoigné, une fois arrivés à bon port, de la façon dont ils ont été maltraités et rançonnés aux frontières par des fonctionnaires russes…

Avec quel permis d’établissement?
Du côté de mes amis, tout est beaucoup plus difficile. Problèmes de passeports. Problèmes de prix des billets, devenus totalement inaccessibles. Sans compter que le nombre de vols ne cesse de se réduire, que des lignes de train arrêtent d’opérer. Problèmes de trop grande incertitude économique, surtout. Arriver ailleurs, très bien. Se faire aider quelque temps, pourquoi pas. Mais comment gagner sa vie? Nourrir sa famille? Scolariser ses enfants. Au nom de quel permis d’établissement, octroyé selon quels critères d’urgence? Quels fonctionnaires européens, et dans quelles administrations, voudront faire l’effort de comprendre ce qui se passe en Russie, pour tant de familles qui voient leur avenir s’effondrer, alors qu’aucune bombe n’est en train de tomber sur leur tête, et pire, que tous ces gens vivent dans le pays agresseur, en ont la nationalité, en parlent la langue, en défendent la culture et l’histoire, et par conséquent le représentent?

Et puis qui pourrait assurer Boris, son épouse Anastasia, leurs enfants, que la meilleure solution est de s’en aller, que c’est sûr et certain, et qu’il n’y aura aucun regret abyssal par la suite? Pas moi, en tout cas. Et je suis bien obligée de le dire en toute franchise à cet ami. Même un algorithme ne le pourrait pas. Un de ces algorithmes perfectionnés, capable d’analyser dans le détail des milliers de trajectoires d’êtres humains ayant dû prendre des décisions dans l’urgence d’une guerre, et qui recracherait un conseil clair et net, du genre: «Allez-vous-en ! les bénéfices seront toujours supérieurs aux inconvénients!»

Alors Boris tergiverse. Il pense que cette question du départ, discutée dans la panique un peu plus d’une semaine après l’éclatement de la guerre, peut parfaitement se discuter maintenant, à savoir trois semaines plus tard, et se discutera encore dans un mois, deux, trois.
J’en suis moins que persuadée.

En attendant, la famille a fait des provisions de nourriture de base.

En attendant, Boris et Anastasia ont discuté encore une fois. Et encore une. Et une autre.
Le couple s’est mis d’accord sur la nécessité d’avoir une perspective de travail concrète en Occident avant le départ. Une perspective de moins en moins garantie au fur et à mesure de nos conversations.

En attendant, les enfants continuent d’aller à l’école et à leurs différents cours de musique et de sport. Ils sont censés ne rien savoir des lourdes discussions entre leurs parents. De leur impossibilité de dormir, parfois. Du poids énorme sur leurs épaules, puisqu’au centre du questionnement, il y a bien sûr l’avenir des enfants. Un meilleur avenir pour eux, avant tout.

En attendant, Boris réfléchit à des projets qui pourraient continuer à être menés entre la Russie et l’Occident, comme ils l’ont été pendant toutes ces années. Comme ils l’ont été, envers et contre tout, alors même que la Russie s’enfonçait dans le totalitarisme, au fur et à mesure qu’elle s’enfermait dans les mythes de grandeur et de gloire militaire qui vont avec.

Désastre des images
Ce que Boris mesure mal depuis son pays de plus en plus coupé du reste du monde, c’est le choc des images. Celles de la guerre d’abord, des destructions inqualifiables, des attaques des populations civiles, sans aucune retenue, et sans la moindre reconnaissance des faits de la part de la Russie. Une guerre qui va devenir de plus en plus terrible, je n’ai aucun doute là-dessus.

Et les autres images, celles qui suffiraient à jeter le discrédit total sur la Russie dans l’esprit des populations occidentales: un président russe bouffi, mécanique, seul à incarner tout le pouvoir, dont le visage ne laisse plus filtrer aucun ressenti humain, qui se tient à des dizaines de mètres de ses interlocuteurs, les rares fois où il en a, et qui en appelle à la violence dans le pays même, recommandant aux patriotes de recracher les traîtres, c’est à dire de procéder à des purges. Et de l’autre côté, un président ukrainien jeune, courageux, dont la barbe pousse et le visage se creuse de soucis à chaque semaine qui passe, un président qui se montre à pied, arpentant les rues au milieu même des dégâts, en gilet pare-balles et polo gris de vert; un homme d’aujourd’hui, qui maîtrise parfaitement la communication, parle à ses concitoyens et trouve le moyen de s’adresser quasi tous les jours aux populations et institutions gouvernementales occidentales, avec des messages spécifiques et percutants.
Comment Boris et mes autres amis pourraient-ils mesurer le désastre de réputation pour la Russie provoqué par ces seules images?
Il me faut pourtant le leur dire.

Déjà la prison
Je sens chez Boris une lutte intérieure constante. Face à l’effondrement en cours, il essaie de repérer des moments de rationalité dans la communication émise par son pays. Quand il lui semble en avoir trouvé, il s’y accroche. Nous sommes tous deux conscients que la guerre passe par la communication, et que les manipulations sont présentes, d’un côté comme de l’autre. Mais il y a manipulation et manipulation. Dans une Russie qui interdit à ses propres habitants d’utiliser le mot guerre, et d’émettre la moindre critique à l’encontre de cette spétsop–opération spéciale, sous menace d’années de prison, le stade du contrôle lié à des enjeux stratégiques est dépassé depuis longtemps.

L’image qui me vient à l’esprit en parlant avec cet ami cher, et que je n’ose lui confier afin de ne pas l’accabler davantage, est la suivante: tout en étant officiellement libre dans son pays, Boris y est déjà quelque part en prison. Il semble se conformer, en tout cas de l’extérieur, aux règles des journées et des nuits carcérales. Comme tout prisonnier qui se respecte, il se rassure en pensant que sa peine va bientôt prendre fin. Autrement dit, que cette guerre trouvera une issue proche. Comme il doute –à raison– de son propre raisonnement, il n’arrête pas de glisser une main dans sa poche pour y sentir la lime qu’il y a dissimulée.
Celle-là même censée lui permettre, un jour, bientôt, le moment venu, de scier les barreaux.

© catherine lovey, mars 2022


Moment de grande poésie, un été passé, dans un parc russe. Y repenser fait venir des larmes… © c. lovey, 2017