Des nouvelles de la Russie honnie

Pourquoi une telle série de chroniques?


Je connais bien la Russie – pour autant que ce verbe soit approprié s’agissant d’un pays si gigantesque – où je me suis rendue pour la première fois en 1987. C’était encore l’époque soviétique. Un homme avec une grosse tache de vin sur le front était arrivé au pouvoir deux ans plus tôt. Il nous semblait que ce Mikhaïl Gorbatchev était en train de faire se lever un vent nouveau sur cet empire en voie de putréfaction. Nous ressentions ce souffle avec d’autant plus d’enthousiasme et de confiance que nous avions vingt ans.

Trente-cinq ans plus tard, le 24 février 2022, la Russie a lancé une guerre criminelle contre l’Ukraine. En réalité, elle a commencé à dépecer ce pays dès 2014. Avant cette année charnière, elle a eu l’occasion d’entraîner ses troupes et d’utiliser ses armes nouvelles sur d’innombrables autres terrains, sans que ceci ne suscite de trop fortes réactions.
La situation a basculé désormais. Cette guerre d’agression massive contre l’Ukraine est enfin comprise comme l’aboutissement du chemin de fermeture, c’est-à-dire d’obscurantisme, emprunté par le pays depuis plus de quinze ans maintenant.

Double-jeu occidental
En revanche, cette guerre ne semble hélas pas encore avoir soulevé, au sein du monde occidental, un questionnement nécessaire sur le rôle qu’il a lui-même joué dans la trajectoire tragique empruntée par la Russie.
Non pas d’abord à cause des “manigances” de l’OTAN, comme cela est avancé si souvent. Mais d’une façon plus pragmatique – et beaucoup plus terrible – en raison du double-jeu mené par un Occident qui a défendu par-devant les valeurs démocratiques et la protection des droits humains, et a accueilli à bras ouvert, par-derrière, l’argent du pillage insensé des ressources russes et de la corruption.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette manière de faire a beaucoup contribué à nourrir un irrespect russe profond envers les discours occidentaux. Ce double-jeu a aussi pesé pour éloigner toute chance que ne s’installe, dans ce pays qui n’a jamais connu la démocratie, des institutions qui auraient pu s’en inspirer.

Il est évident que le destin des Ukrainiennes et des Ukrainiens qui sont bombardés, menacés, blessés, tués, qui doivent fuir et/ou défendre leur pays en train d’être ravagé, n’est en rien comparable à celui des Russes.
Néanmoins, pour celles et ceux d’entre les Russes qui se rendent compte de ce qui est en train d’arriver, et va surtout advenir durant les prochaines décennies, c’est une catastrophe.
Et c’est une catastrophe aussi pour nous toutes et nous tous qui avons essayé, d’un côté comme de l’autre, depuis l’effondrement de l’URSS, de bâtir des liens culturels (et non des liens d’affaires…) afin de mieux nous comprendre, tout en respectant nos différences, et en nous enrichissant de nos diverses manières de voir et de penser.

Indifférence atavique envers la politique
Je m’inquiète de ce qui arrive à mes amies, amis et connaissances russes, dont la plupart ont une vie ordinaire.
Je veux dire par là qu’ils ne font pas partie des intellectuels, des artistes, journalistes, lanceurs de start-up, pros des technologies et autres qui ont pu prendre la route de l’exil, que ce soit à travers la Turquie, la Géorgie, l’Arménie, la Finlande, les Émirats arabes unis etc.
Ces exils, pour la plupart, sont difficiles.
Tout quitter d’un coup, pour aller où? et pour trouver quelle place?, dans un monde occidental fort justement occupé à en faire pour celles et ceux qui en ont le plus besoin, à savoir les réfugié·es ukrainien·nes? Et pour se prévaloir de quelle légitimité, dans des sociétés qui regardent l’immense majorité des Russes avec suspicion désormais?
Si une partie des citoyens du monde occidental sait que nombre de Russes qui fuient ne sont pas des tenants du régime en place – au contraire – et se rend compte qu’à l’intérieur du pays règne une oppression si terrible que toute contestation est devenue quasi impossible, il n’en demeure pas moins que les Russes sont vus comme collectivement responsables d’avoir laissé un tel monstre naître et prospérer en leur sein. Et ceci, en raison même de leur indifférence, voire de leur dédain, envers la res publica, la chose publique, autrement dit la politique.
Une indifférence atavique.
Aux conséquences dramatiques.

Deux types de passeport
Les Russes qui ont réussi à s’enfuir tant qu’il en était encore temps au début du mois de mars 2022, étaient en possession d’un passeport dit étranger valide. Car en Russie, il y a deux types de passeport. L’immense majorité des citoyens n’en possède qu’un seul, valable à l’intérieur du pays seulement. L’autre document permet de voyager hors des frontières. Par conséquent, nombre de mes amis ne disposaient pas, au moment de l’éclatement de la guerre, d’un passeport leur permettant de partir. S’ils en avaient un, celui-ci n’était souvent plus valable, car ils ne l’avaient pas fait renouveler. Un réflexe d’autant plus compréhensible que nous avons tous été immobilisés par la pandémie de Covid 19. Ces personnes sont donc coincées sur place, indépendamment de leur envie, réelle ou non, de s’en aller.
Je m’inquiète aussi de ce qui va arriver à des artistes, traductrices et traducteurs, intermédiaires et acteurs culturels que j’ai connus au fil des années et qui, à travers leur travail en Russie, avaient pu se persuader qu’ils contribuaient, en dépit du climat politique de plus en plus lourd, de plus en plus restrictif, à résister aux forces du retour en arrière.

Sur toutes ces personnes, dont la plupart sont attachées à leur pays de la même manière que je le suis au mien, les portes de l’immense prison sont en train de se refermer. Le pire étant que ces portes sont déjà connues, tant elles sont formatées sur le modèle de celles qui ont enfermé des générations de Russes (et d’Ukrainiens, de Géorgiens, de Baltes, de Polonais etc.) sous le régime dit «communiste» et “soviétique”. En réalité, ces portes sont encore pires, car les moyens technologiques d’identification et de surveillance sont devenus tout-puissants.

Régime d’essence fasciste
Dans cette série initiée en mars 2022, j’ai décidé de donner des nouvelles de ces femmes et de ces hommes dont personne ne parle. De leur vie quotidienne dans un pays qui s’est toujours présenté comme celui qui a mis fin à l’abomination nazie, et qui se retrouve, moins de quatre-vingts ans plus tard, dans la peau d’un agresseur impitoyable, au régime politique d’essence fasciste.

Un pays qui a aussi recommencé, depuis de longues années, à se retourner contre ses propres citoyens. D’une manière toujours plus brutale. Jusqu’à l’aboutissement de mars 2022 qui a vu le président Poutine en appeler à la purification de la société russe.
Vladimir Vladimirovitch a en effet affirmé qu’un “patriote” russe sait reconnaitre à la seconde un “traître”. Il a donc requis de ses concitoyens «patriotes», et tels furent les mots de son discours, qu’ils recrachent comme des moustiques entrés dans leur bouche celles et ceux qui, en Russie même, sont des « traîtres » à leur pays.



En Russie, les symboles et œuvres liés à la guerre, aux combats, à l’héroïsme forcément masculin, et à la dénommée Grande Victoire Patriotique de 1945 sont omniprésents. Photo prise dans une gare de Moscou. © c.lovey