La Russie, sans les visages.
Et sans les noms.

 

Au retour de mon voyage en Russie, je n’ai pas osé regarder les photos que j’avais prises. Cette attitude étrange a duré plus de deux mois. Et je n’ai pas eu envie non plus de les montrer à quiconque. Il n’y a pourtant rien d’horrible sur ces images, au contraire. Les cieux ont été bleus, souvent, durant ces semaines de mai et juin 2023 au cours desquelles je n’ai cessé de monter, seule, à bord de trains, d’avions, d’autobus et de taxis russes. Le lilas n’arrêtait pas d’éclater dans les villes, en mauve et en blanc, les tulipes, narcisses et tagètes de défiler en cortège, de même que les rives de tant de fleuves! La Neva, la Moskova, l’Oka, la Volga, l’Isset, l’Ob, l’Angara, voilà leurs noms qui se prononcent d’ailleurs très bien en français. J’ai aussi immortalisé – allez savoir pourquoi on utilise un tel verbe et pourquoi j’ai jugé bon de prendre de telles photos – quelques lacs dont personne n’a pu me dire le nom. Questionnés, même des habitants locaux ont haussé les épaules, tant ces éléments de leur géographie leur paraissent insignifiants. Des lacs pas si petits, en réalité, égarés dans des forêts amputées par l’avancée impitoyable d’immenses zones de constructions, civiles et parfois militaires. J’y ai rencontré des moustiques déboussolés au point d’avoir perdu jusqu’à l’art d’attendre la bonne heure pour attaquer. Et puis, ah oui ! exception notable à ces étendues d’eau anonymes, il y a encore sur mon vieux téléphone portable des rivages célébrissimes. Ceux du Baïkal sibérien, le lac le plus profond au monde, miraculeusement rempli d’eau douce. D’eau à peu près douce, disons. La vérité étant que, nous autres, en Suisse, le jugerions plutôt comme une mer immense, puisqu’il recouvrirait presque quatre-vingts pourcents de la superficie de notre pays, si l’idée lui venait de déménager chez nous.

Pourtant, ce voyage ne fut pas de plaisance.
Aucun de ceux qui m’ont amenée en Russie depuis plus de trente ans n’ont d’ailleurs présenté un caractère touristique. Mais jamais je n’ai dû rassembler mes forces et solliciter mon sang-froid autant que pour ce périple de 2023. Car on ne va plus en Russie. On ne doit plus y aller. La meilleure preuve étant que celles et ceux qui en ont eu les moyens et/ou l’audace se sont enfuis de ce pays. Et, parmi ces personnes, se trouvent certain·es de mes ami·es. Les avions se sont eux aussi arrêtés d’y voler, peu après que la Russie a commencé à envahir l’Ukraine et à la détruire, en février 2022. Fini les vols directs depuis notre Europe occidentale; il faut attraper une correspondance à Istanbul, Dubaï, Alger, Erevan, et payer son billet beaucoup plus cher qu’avant. Nos trains européens ont fait de même. Et on sait très bien pourquoi. Et on sait aussi que cette coupure est justifiée.
J’y suis allée quand même.

J’ai choisi de retourner en Russie, c’est-à-dire chez l’ennemi, en pleine guerre, en tant qu’écrivain suisse, non pas d’abord pour voir, mais pour faire. Dire bonjour, par exemple, en chair et en os, et non pas en agitant un GIF quelconque, sur un quelconque réseau social. Tendre la main, en son nom ou, plus souvent encore, au nom de ce traducteur ou de cette professeure de langue qui a fui la Russie pour toujours. […]

© catherine lovey, 2024



Ce texte de reportage littéraire en Russie est paru dans le No 50 de la Couleur des Jours, édition du printemps 2024. Il est illustré par mes propres photos.

La Couleur des Jours est un superbe journal papier, très soigné, magnifiquement mis en page, qui donne à lire et à voir des textes, des poèmes, des réflexions, des traductions, des photographies, des démarches artistiques originales.

Élisabeth Chardon et Pierre Lipschutz en sont les âmes créatrices et indispensables, n’économisant ni leur temps ni leur talent, et sans lesquels ce journal n’existerait pas.
Vous pouvez l’acheter au numéro en kiosque ou, mieux encore, souscrire un abonnement au prix modique de 60 francs, pour le recevoir durant deux ans!