Peter Handke, hélas

Lire son voyage en Serbie, vingt-trois ans après sa parution

Peter Handke, Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina, Gallimard 1996.

Contexte de cette lecture : Remise du prix Nobel de littérature 2019 à Handke, dans un climat polémique.


Peter Handke est un écrivain d’origine autrichienne, né en 1942. Il vit depuis longtemps dans la région parisienne. Il est l’auteur d’une œuvre très abondante faite de romans, de poèmes, de récits, d’essais, de théâtre. Le jeudi 10 octobre 2019, l’Académie suédoise a fait d’une pierre deux coups. Elle a annoncé que la polonaise Olga Tokarczuk recevait le prix Nobel de littérature pour 2018, et que l’autrichien Peter Handke était distingué pour l’année en cours.
En 2018, le prix de littérature n’avait pas été décerné, non parce qu’aucun écrivain dans le monde ne s’en était montré digne, et pas non plus qu’une guerre mondiale empêchait – comme cela s’est produit par le passé – la distribution des prix stockholmois, mais parce que l’Académie Nobel se trouvait en plein scandale. Des accusations de harcèlement sexuel, tentatives de viol et viols, délits d’initiés et trafic d’influence se sont abattues sur un homme si proche de cette institution que sa réputation s’est effondrée. Des règlements de compte ont suivi. Ainsi qu’une recomposition et réorganisation.

Aussitôt la double annonce d’octobre 2019 faite, l’attention de la presse internationale s’est focalisée sur l’écrivain masculin. Peter Handke est un homme habitué aux controverses. Voire aux scandales. La polémique a donc repris, qui s’était déjà concentrée sur sa personne au cours des années 1990 et 2000. 
Handke avait pris position en faveur de la Serbie, de ses dirigeants, de son peuple, de sa culture et de son armée, durant les guerres d’ex-Yougoslavie (1991-2001). Après le massacre de Srebrenica en 1995, l’écrivain n’y avait pas mis de sourdine. Quelque huit mille civils bosniaques, en majorité des hommes et des adolescents, avaient été tués par des unités de l’armée serbe. Les victimes avaient pourtant trouvé refuge dans une zone supposément protégée par les casques bleus de l’ONU. Handke avait fait des déclarations et aussi publié un texte (voir sa lecture critique ci-dessous) pour témoigner de son inclination et de sa compréhension envers les Serbes. Il s’était également rendu aux obsèques de l’ancien président Slobodan Milosevic. C’était en 2006, dans le village natal du défunt. La cérémonie s’était tenue dans la propriété privée de la famille. L’écrivain y avait pris la parole. Il avait dit notamment que si le reste du monde savait, lui ne savait pas : « Je ne sais pas la vérité. Mais je regarde. J’écoute. Je ressens. Je me souviens. Pour cela, je suis aujourd’hui présent, près de la Yougoslavie, près de la Serbie, près de Slobodan Milosevic. » Il avait prononcé ces mots en se tenant non loin de la dépouille d’un prisonnier décédé dans sa cellule, à La Haye. Le mort n’avait pas encore été jugé par le Tribunal pénal international, qui l’accusait de crimes contre l’humanité et de génocide.

Stupéfaction, pétition, manifestations, démissions, boycott

Après l’annonce du Nobel, les uns ont dit que Peter Handke est un écrivain magistral, un artiste libre et indépendant d’esprit. Les autres, que son art littéraire est élevé, mais qu’il l’avait totalement dévoyé. Les habituelles injonctions contradictoires ont été lancées, selon lesquelles il faut absolument distinguer l’œuvre de l’homme, et absolument ne pas les distinguer. Le Pen Club américain a publié un communiqué le jour même, pour faire part de « sa stupéfaction envers le choix d’un écrivain qui a utilisé sa voix publique pour saper la vérité historique et offrir un soutien public aux auteurs de génocide. » Une pétition en ligne comportant quelque 60'000 signatures est remontée jusqu’au jury pour le prier de se dédire et de retirer ce prix jugé honteux. Des manifestations de protestation ont eu lieu dans la capitale suédoise, au moment où l’écrivain recevait sa médaille, remise par le roi. Des ambassadeurs ainsi qu’un académicien ont boycotté la cérémonie. Deux démissions ont été annoncées au sein du comité externe, pourtant récemment mis sur pied pour coacher l’Académie et empêcher de nouvelles dérives.

Quelques jours plus tôt, durant une conférence de presse en Suède, le lauréat autrichien, dont le travail de toute une vie est basé sur le choix des mots et l’articulation d’une langue, a jugé bon de répondre à une question en disant qu’il préférait recevoir des lettres anonymes, comme celle qu’il avait reçue, accompagnée de papier de toilette et d’une calligraphie évoquant de la merde, plutôt que de répondre à des questions « vides et ignorantes ». Un journaliste qui, par le passé, avait longuement enquêté sur Handke, venait de faire référence à des faits de massacres et de crimes de guerre établis pénalement par des tribunaux internationaux, et avait prié l’écrivain de dire pourquoi il n’avait pas écrit et accepté ces faits dans ses livres, et lui avait demandé encore s’il allait, maintenant, les reconnaître.

Lecture du voyage hivernal

Peter Handke dénigre souvent ceux qui l’accusent de complicité intellectuelle par rapport à des crimes de guerre – qu’il s’agisse de correspondants de presse sur les champs de bataille de l’ex-Yougoslavie, d’éditorialistes, d’intellectuels et d’écrivains – en affirmant que tous ces gens ne savent pas de quoi ils parlent et que, de surcroît, ils ne l’ont pas lu.

Alors lisons-le!

Son livre, intitulé Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina, est paru en français, dans une traduction de Georges Lorfèvre, chez Gallimard, en 1996. La version originale allemande, parue la même année chez Suhrkamp Verlag, comportait un sous-titre : Gerechtigkeit für Serbien, Justice pour la Serbie, qui n’apparaît pas dans la version française. Dans cette dernière, l’auteur s’en explique en préface : « Ce sous-titre ne figure plus dans cette édition – rendre justice en écrivant, c’est trop évident ; ça se comprend de soi-même. »
Ce texte a en réalité d’abord été publié en deux fois, au début de 1996, dans la Süddeutsche Zeitung. Il valut à Handke de très nombreuses critiques, et même de la haine. Il lui apporta en revanche le soutien de ceux qui, non moins nombreux, se sentaient confortés par son approche.

Lire le texte de Handke, vingt-trois ans après sa parution, n’est évidemment pas une expérience comparable à sa lecture sur le moment, alors que les guerres qui avaient éclaté en plein cœur de l’Europe enflammaient les esprits. Au début des années 1990, soit quarante-cinq ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il était à nouveau question, sous couvert de « purification ethnique », de déplacer une population en l’occurrence musulmane, devenue « indésirable », voire de s’en « débarrasser ». Des images montrant des civils émaciés, clôturés derrière des camps barbelés, avaient ravivé les traumatismes. 

Lire le voyage de l’écrivain autrichien dans un contexte plus apaisé – à tout le moins en apparence – tandis que ce même Handke vient de recevoir le Nobel de littérature, change la focale. Dans les faits, je suis une lectrice de Handke, souvent admirative, même si je suis loin d’avoir lu sa très grande production. Le texte du voyage en Serbie, par exemple, je ne le connaissais pas. J’avais suivi les polémiques de loin. Occupée par d’autre questions, voilà une raison. Je craignais aussi l’exagération, soupçonnant que la grave maladie de notre époque puisse être à l’œuvre dans ce cas également, à savoir l’impossibilité de pratiquer la nuance. Je suis moi-même russophile. Je me sens proche, et même quelque part avalée par la culture russe, la langue, l’histoire, les dimensions de l’espace et du temps dans ce pays. J’y ai aussi noué des amitiés, y compris avec des personnes ordinaires qui n’ont pas du tout des profils internationaux. Je ne parviens pas à me lasser de la Russie, ni du monde slave, pour tout dire, alors que je n’ai aucune raison de m’y intéresser. Aucun lien de sang ne me lie à ces cultures, aucun lien d’affaires ou d’intérêts autres que culturels. Mais ma russophilie assumée n’implique en aucun cas que je soutienne la politique menée par ce pays, le genre de gouvernement qui le conduit, et tant d’autres développements, y compris sociaux, que je réprouve. Le verbe est faible. Or, dans le regard d’autrui, les choses ont tendance à vite se confondre. L’esprit de nuance n’appartient pas à ce monde, aujourd’hui encore moins qu’hier. Pour beaucoup, il est plus facile de caser une personne dans un modèle caricatural, défini par avance, plutôt que prendre le temps d’y regarder de près. Je soupçonnais que pour Handke, quelque chose de similaire s’était peut-être passé. Que lui-même avait essayé de comprendre, certes non sans exagérer, mais en faisant véritablement un pas de côté, et que pour beaucoup, c’était déjà trop.

 Agencement bizarre, pour ne pas dire léger

En ouvrant les pages du livre emprunté à la bibliothèque de Lausanne, taché, et par endroits souligné au crayon gris par un précédent et très indélicat lecteur, j’attendais que Handke me propose un regard pénétrant de voyageur non touristique, non journalistique, non anecdotique, bref un regard d’écrivain, et qu’il parvienne à le rendre à travers une langue créée pour l’occasion, voilà ce que j’attendais avant tout. 
Quelle déception !
Handke est âgé de cinquante-trois ans lorsqu’il entreprend ce qu’il appelle son voyage d’hiver en Serbie. En réalité, l’hiver n’a pas commencé ; il s’agit de l’arrière-automne tout au plus, les vendanges sont faites, novembre s’installe. Cet écrivain qui part dans un pays inconnu n’a rien d’une jeune âme qui aurait peu vu du monde, se serait peu frottée à ses aberrations, contorsions, contradictions. Il signale à plusieurs reprises que ce qu’il préfère, d’habitude, quand il va quelque part, surtout en Slovénie d’où sa mère était originaire, c’est d’y aller seul et de marcher, son mode de déplacement préféré. Et c’est vrai que dans ses textes, en tout cas ceux que je connais de lui, j’y ressens souvent cette approche, ce rythme très particulier qui ne s’obtient qu’à pied.
Mais dans la Serbie de 1995, où les foyers de conflits sont loin d’être éteints, l’écrivain prévoit de se déplacer en voiture, et accompagné. Deux hommes vont l’escorter, sollicités par lui, qui sont des exilés serbes. L’un vit en Allemagne, l’autre en Autriche.  Handke les connaît – l’un ayant été le traducteur de certains de ses livres – mais il est loin d’entretenir avec eux des relations rapprochées.  Il devra même passer par les États-Unis pour retrouver la trace de ce traducteur. Une dénommée S. est aussi du voyage, sans doute une compagne qui, à un moment donné, rentrera chez elle, car elle doit s’occuper de ses enfants qui ont terminé leurs vacances de la Toussaint.

Rien n’est dit sur la durée du voyage, qui ne semble pas avoir été long. Deux semaines plus ou moins. L’un des Serbes d’origine va visiter ses parents, présentés comme des vignerons dans un village, sauf qu’une fois sur place, on comprend qu’eux non plus n’y vivent pas à l’année et émigrent pour travailler. L’autre Serbe en profitera pour aller voir son ex-compagne dont il a eu une fille qui se trouve en fin d’adolescence. Les buts de l’écrivain ne sont donc pas fixés par lui-même ; ils sont définis par ses compagnons. Cet agencement bizarre, pour ne pas dire léger, de la part d’un soi-disant voyageur qui prétend vouloir en avoir le cœur net, offrira à Handke l’occasion de rencontrer les peu nombreux membres de la famille de ces deux hommes.  Il verra aussi deux écrivains, au cours d’une journée qu’il qualifie de « quelque peu officielle ». Jamais il ne se retrouvera seul, en train d’explorer par lui-même. Nulle part. À l’exception de quelques heures durant lesquelles il marchera au bord de la Drina.
Certains jours, il neige un peu. En voiture, les trois compères franchiront une montagne de plus de mille mètres de haut, en train de blanchir. Voilà pour l’aventure.
Et l’écrivain, passager dans cette voiture, regarde et pense. À vingt-trois ans de distance, sa quête paraît légitime, nécessaire. Hélas, son écriture se révèle alambiquée, lourde. Empruntée. Il faut s’y reprendre plusieurs fois sur un nombre non négligeable de phrases. Est-ce la qualité de la traduction qui est en cause ? Ou la qualité de l’écriture ? Ou carrément celle du regard ?

Obsession de la presse

 
Sur le premier tiers du livre, il n’y a pas de voyage. Seulement les préparatifs et des considérations de l’écrivain, qui dit notamment à quel point l’insupporte le travail des correspondants de presse occidentaux. À le lire, on comprend que d’une seule et unique voix, ceux-ci présentent les Serbes comme des barbares nationalistes, agresseurs et assoiffés de sang, et les musulmans bosniaques comme des victimes sacrificielles absolues. Tout contribuerait à cette vision, y compris et surtout les images diffusées. Handke met tous les journaux dans le même sac. Il n’y en a pas un qui travaillerait bien, surtout parmi les grands journaux. Alors oui, en tant que lecteur de 2019, on est content d’apprendre qu’un écrivain va y aller voir de plus près. On se dit qu’il va aller vivre un peu avec les Serbes, les fréquenter vraiment, prendre le temps de se rendre dans différentes régions, mais on s’inquiète par rapport à la réalisation de ces buts, compte tenu de la manière dont il a organisé son voyage. Ou plutôt, dont il ne l’a pas organisé.

En lisant ses critiques contre le travail des journalistes, je me souviens de l’histoire que nous nous racontions entre nous, à cette époque, dans les milieux de la presse : un journaliste est envoyé par sa rédaction pour voir ce qui se passe sur le terrain yougoslave éclaté. Il y débarque un matin, par avion, sans connaître l’histoire de cette région, ni avoir la moindre idée, autre que superficielle, de la géographie et des différents peuplements.  À peine arrivé, il demande à son accompagnant local de lui trouver dans la minute une femme bosniaque qui vient d’être violée, si possible non par un seul agresseur serbe mais par plusieurs, et qui parle bien l’anglais. Car il veut envoyer son interview exclusive à son média avant la fin de la matinée…
Cette anecdote n’a pas circulé qu’en Suisse. Elle témoigne qu’au sein de la profession – pour laquelle cette guerre entre Slaves du Sud (yougoslaves) avait beau se passer en Europe, elle se déroulait malgré tout « assez loin », et d’une manière « assez incompréhensible » – la conscience était présente des insuffisances tragiques de certains médias, et du côté voyeuriste qui n’a d’ailleurs cessé de s’accentuer. Mais tout ceci n’empêchait pas des journalistes expérimentés de travailler longuement sur place, en différentes langues, et non sans prendre des risques. Le fait qu’aux yeux de Handke, ces derniers n’existaient tout simplement pas, ne rassure pas à propos de sa propre capacité à faire des nuances.


Phrase prémonitoire


En 2019, au moment d’entamer la lecture de la page 51 qui marque le commencement du voyage, je continue à me dire que Handke n’étant pas un journaliste pressé de “torcher” son reportage, il va pouvoir apporter autre chose. Bien qu’il m’apparaisse comme un grand lecteur de la presse – ce n’est pas un défaut – mais de tendance très obsessionnelle. Je me dis surtout qu’étant écrivain, il va travailler avec les moyens de l’écrivain, qui sont essentiellement basés sur le temps long et la discrétion, pour ne pas dire la modestie. Et aussi sur le regard, l’ouïe, doublés d’une sensibilité à ce qui ne se voit ni ne s’entend de prime abord.
Le voyage commence tout juste, et une phrase prémonitoire est livrée à la page 54. La dénommée S. et l’écrivain viennent d’atterrir à Belgrade. Un des Serbes qui va les accompagner est venu les chercher à l’aéroport. Ils sont en train de rouler vers le centre de la capitale. Ils regardent par la fenêtre : « Et ce fut S. encore une fois qui me fit remarquer les groupes plus nombreux encore de vendeurs d’essence à la sauvette et leurs jerricans en plastique ; comme cela m’arrivait souvent, et pas seulement dans cette région particulière, je ne vis pas les emblèmes d’une réalité que je croyais connaître d’avance. »
Le lecteur, à tout le moins la lectrice que je suis (et aussi parfois la voyageuse en terrains inconnus) se crispe. Cette lectrice sait en effet d’expérience que le problème de certains journalistes, et de beaucoup d’individus en général, fussent-ils écrivains, réside dans le fait qu’ils pensent « savoir » par avance, si bien que, croyant savoir, ils ne regardent pas tellement, ou ne regardent que ce qui va dans le sens de ce qu’ils savent déjà.
Ensuite, le couple Peter Handke et S. descend à l’hôtel Moskwa. Plus tard, il se promènera sur un boulevard…

 
Et la phrase s’arrête là


L’écrivain est censé nous faire entrer dans la culture serbe. Mais il ne prend pas cette peine. Il se déplace dans ce pays comme l’étranger qu’il est. Il ne connaît pas cette terre. Très peu sa culture. Il n’en parle pas la langue. Il suppose que c’est un pays intéressant. Il part de ce principe. Il pense que. Il imagine que. C’est son droit le plus strict. L’ennui étant qu’il ne donne pas à sentir ce pays. Il apparaît avant tout préoccupé du sujet suivant : Peter Handke en train d’être dans la Serbie en guerre.
Quand il apercevra la Bosnie, juste de l’autre côté du fleuve Drina, à la hauteur de la ville de Bajina Basta, et qu’il traversera le pont qui y mène, sans pouvoir aller plus loin, il constatera que nombre de maisons n’ont plus de cheminée, de toit, de portes, de fenêtres. Sont-elles en construction ou détruites, se demande-t-il… Et de poursuivre : « Et si elles étaient détruites alors en partie, démontées avec soin, emportées, les éléments déposés plus loin. »
Et la phrase s’arrête là. Et il passe à autre chose. Il ne tient pas à tirer cette question au clair, ni d’autres.

Le fait est qu’en Serbie, en ce mois de novembre 1995 plutôt froid et parfois enneigé, il n’y a pas de chauffage la plupart du temps, y compris dans l’hôtel où il loge, près de la frontière bosniaque. L’écrivain se demande si le fait d’étaler ce genre de petites souffrances qui marquent la Serbie, pendant que de l’autre côté de la frontière, c’est le règne de la grande souffrance, n’est pas obscène. Bonne question. Ce qui l’anime avant tout, c’est l’idée de la mémoire commune à ces peuples, et de l’histoire – pas si vieille – de leur constitution en une Yougoslavie. Il se demande si cette mémoire est assez forte pour les unir encore. Bonne question à nouveau. Mais que faire des réalités de la guerre en cours, du nationalisme, de la haine, des massacres et des viols ?  Est-il possible, comme il le laisse entendre souvent, que les torts sont bien partagés ? Que les explications qui circulent sont fausses ? C’est une hypothèse à tester, par conséquent à confronter aux faits.

Au sein d’une fratrie, les bagarres peuvent être nombreuses, et il peut en effet y avoir plusieurs tempéraments belliqueux ; comme on le dit en français, dans un tel cas de figure, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre, tant les torts sont partagés. Mais dans une fratrie, il est aussi possible qu’un des caractères se montre particulièrement dominateur. Les frères et les sœurs doivent alors se défendre, souvent maladroitement. Les deux versions sont possibles. L’éclatement d’une guerre ne suffit pas à accréditer la version des torts partagés comme étant la seule envisageable. Il existe des conflits où l’agresseur n’est pas difficile à désigner. L’Europe le sait, qui n’a pas besoin de remonter loin dans ses souvenirs. Ce fait n’ôte rien à la possibilité de conflits où tout apparaît plus complexe. Mélangé.

C’est pourquoi le lecteur, la lectrice, attend que l’écrivain Handke lui apporte des observations solides. Oui, il l’attend précisément de cet écrivain-ci, parce que c’est lui-même qui, en tant qu’écrivain, a clamé haut et fort que les journalistes occidentaux – dont c’est pourtant le métier de rapporter des faits – racontaient n’importe quoi. Si bien que le lecteur, qui n’agit pas forcément ainsi avec les autres écrivains, dont l’art ne consiste pas forcément à rapporter des faits, ne peut que prendre Handke à ses propres mots, et exiger de lui qu’il engage le temps, et se donne les moyens, d’aller voir les choses et les gens de près. Mais Handke s’en dispense. Et le lecteur tourne les pages dans l’attente de trouver ces observations étayées qui ne viennent pas.
Handke a une théorie concernant la grandeur du peuple serbe. La grandeur d’un peuple méprisé. Soit. Et pourquoi le peuple serbe ne serait-il d’ailleurs pas grand ? Et les autres peuples aussi. Et tous les peuples. N’a-t-on pas compris, depuis le temps, où mènent ces histoires de grandeur? De grandeur, paraît-il, et de mépris, paraît-il. Handke – l’écrivain Handke – ne l’a-t-il pas compris lui non plus ?
Dans tous les cas, si des correspondants de guerre, à fortiori des juges de tribunaux, ont des preuves que des responsables politiques et militaires serbes ne se sont pas comportés à la hauteur de leur grandeur supposée, il revient à l’écrivain qui prétend faire justice, « justice pour la Serbie », de fournir des éléments dignes d’intérêt.  Et pas de se faire promener durant quelques jours en Serbie, au gré des impératifs familiaux de deux exilés de longue date, dont on n’apprendra d’ailleurs pas ce qu’ils pensent sur le fond, si ce n’est qu’ils n’envisagent pas une seconde de vivre dans leur pays d’origine.
Celui qui accuse les autres de n’être pas sérieux ne l’est pas non plus.

 Épilogue

Dans l’épilogue, arrive une phrase qui met à mal tous ceux qui prétendent que Handke aurait écrit que le massacre de Srebrenica n’avait pas eu lieu.
À tout le moins en apparence.
Handke se trouve au bord du fleuve Drina. En aval, de l’autre côté, à trente kilomètres peut-être, indique-t-il, commence l’enclave de Srebrenica.
À la page 114, il écrit ceci (guillemets, parenthèse et mots en italique compris):
« Une sandale d’enfant passait à mi-eau à mes pieds. “ Tu ne vas tout de même pas mettre en doute le massacre de Srebrenica “ ? dit S. à mon retour. “ Non “, dis-je. “Mais je voudrais poser la question : comment un tel massacre peut-il s’expliquer, commis, dit-on, au vu et au su de l’opinion publique mondiale et de plus après déjà trois ans de guerre, dont l’ensemble des parties, y compris les chiens de guerre, est mortellement fatigué ; de plus, ce fut une véritable exécution systématique, organisée et longuement préméditée.“ Pourquoi ces massacres de milliers de gens ? Quel en était le mobile ? À quelle fin ? Et pourquoi, au lieu d’une recherche des causes (“psychopathes“ ne suffit pas), une fois de plus rien que la vente brute et obscène de faits et d’apparence de faits tels que le marché les détermine ? »

À ce stade, le lecteur – prié de fermer les yeux sur l’atroce syntaxe de ce paragraphe – peut toujours, en lieu et place du nom de Srebrenica, y mettre un autre nom de crime de guerre attesté, pour voir l’effet que cela fait.
N'est-il pas de notoriété publique, dans l’histoire des massacres, que les assassins ont à cœur de pouvoir, cas échéant, satisfaire la curiosité d’un écrivain tel que Handke ? C’est pourquoi ils ne commettent aucune abomination sans s’être assurés que le mobile de leurs actes se trouve en permanence éclairé par la lumière d’un soleil en son zénith.

 

© catherine lovey, le 17 décembre 2019.


Nb : ce texte destiné au blog est une recomposition, à partir d’un travail d’écriture en cours.