Mais qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu?

Mais qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu?

À propos du film #Female Pleasure (2018), réalisé par Barbara Miller.
Pour la première fois, une œuvre documentaire offre une vision globale de la situation des femmes dans le monde actuel. Cinq jeunes femmes (États-Unis, Afrique, Japon, Inde, Europe) témoignent. Elles ont été victimes de l’inacceptable, mais ne se présentent pas du tout en victimes. Elles agissent. Leurs livres et leurs actions, qui sont toujours en cours, n’ont qu’un but : que les choses – enfin – changent !  

 

Mauvaise nouvelle.
Très mauvaise nouvelle, les amis.
L’amour n’existe pas.
Sans doute le savions-nous déjà, un soupçon par-ci, un soupçon par-là, mais soyons francs, nous préférions croire à son existence, envers et contre tout, pas vrai ? Que ceux qui n’ont jamais aimé d’un amour vaste et fou lèvent d’ailleurs la main, juste pour voir…
Pourtant, l’amour n’existe pas en ce bas monde. En dépit des milliards dépensés chaque année pour le célébrer et l’entretenir ; en dépit des millions de nourrissons-trop-mignons qui voient le jour à la chaîne, comme autant d’échos concrets à des coïts supposément épanouissants ; malgré toutes les étincelles au fond de nos yeux et nos cœurs en feu. En réalité, ces milliards, ces millions et ces cortèges de regards enflammés ne sont que la face policée d’un contrat d’affaires. Un contrat étonnant d’unanimité dans sa teneur, qui n’a été conçu, rédigé et signé que par l’une des parties prenantes, et pas du tout par l’autre, en violation des règles du droit. Un contrat si ancien qu’on pourrait craindre qu’il ne remonte à la nuit des temps.

La nouvelle de la non-existence de l’amour est annoncée par le film #Female Pleasure, un titre d’autant plus paradoxal qu’il semble promettre des réjouissances. Il s’agit aussi d’un documentaire suisse, et ce fait doit être souligné, tant il n’y paraît pas. C’est le grand avantage de la mondialisation – qui comporte par ailleurs des inconvénients – que de permettre à un film helvétique de prendre l’allure d’une œuvre universelle, ambitieuse au point d’embrasser l’entier du monde contemporain. Le fait qu’il s’agisse d’un film conçu, réalisé et « interprété » par des femmes ne devrait pas être relevé, car on pourrait s’en douter.

Pour que l’amour existe, il faut la liberté.
S’il n’y a pas de liberté, il ne peut y avoir d’amour.
Ce qui existe à la place de l’amour, sur tous les continents, dans toutes les langues, c’est le sexe.
Un seul sexe, à dire vrai. Le seul qui ait voix au chapitre. Le seul, encore, dont les besoins sont légitimes. Tout est donc arrangé pour le satisfaire, du haut en bas de la pyramide des institutions politiques, économiques, culturelles, et par-dessus tout religieuses. Le fait que cet arrangement à sens unique ait osé se présenter avec succès, et continue à l’être, comme un contrat classique, décidé et signé par deux parties prenantes, alors qu’il n’en est rien, appartient à l’histoire de l’humanité, dont on ne devrait pas craindre d’écrire – au point où nous en sommes encore – qu’elle est proprement stupéfiante. Car la partie lésée par ce contrat inique n’est en effet rien de moins que le sexe majoritaire sur cette terre, à savoir le féminin.
Celui-là même dont a toujours dépendu l’avenir de l’humanité.

La question de Mme Feldman

Il n’y a pas de mots dans la langue yiddish pour dire la tendresse, l’amour entre deux êtres, affirme Deborah Feldman, qui a fui sa communauté juive hassidique de Brooklyn, à quelques kilomètres seulement de Manhattan, après avoir été mariée de force à un inconnu, à l’âge de 17 ans, et engrossée dans les jours qui ont suivi. Cette jeune femme pose une question intéressante. Il faut insister ici pour dire que les cinq personnes qui témoignent dans #Female Pleasure sont toutes des femmes d’aujourd’hui, et pas des grands-mères que nous serions si soulagés de voir à leur place, qui commenceraient leurs récits par des formules du genre « de mon temps, autrefois… » ce qui nous permettrait de croire que ces abominations appartiennent au passé. Deborah Feldman se demande donc comment il se fait qu’aux États-Unis, dont la Constitution démocratique garantit des droits égaux pour tous, des citoyennes américaines dans son style puissent, sans que personne n’intervienne, ni aucune institution, être privées de la totalité de leurs droits, au nom du respect de leur « culture ».

Aucune des religions constituant la toile de fond de ce film portant sur l’état réel du monde, qu’il s’agisse du christianisme, de l’islam, du bouddhisme et encore du brahmanisme, n’a rien à envier à la violence déployée contre les femmes par le judaïsme orthodoxe. Chaque matin, dans cette religion, le croyant, mais pas n’importe lequel, uniquement celui qui est doté d’un sexe masculin, commence ses prières en remerciant Dieu de ne pas l’avoir fait femme. La sagacité de ces hommes ne devrait pas nous surprendre, tant ils sont bien placés pour savoir ce qu’ils font subir à leurs compagnes, au nom de leur Dieu. Mais comme ne manque pas de le rappeler Deborah Feldman, Dieu n’a jamais rien exigé de tout ceci. En revanche, les rabbins oui, qui sont tous des mâles. Et rien que des hommes.

Ce qui importe pour Mme Yadav

L’amour n’existe pas en Inde non plus. Vithika Yadav n’a pas besoin de déployer d’énormes efforts pour nous en convaincre. Les femmes sont sur la terre indienne pour être touchées, palpées, harcelées, empêchées, violées, et aussi pour procréer. Jamais le mot amour n’est prononcé. Raison pour laquelle cette jeune femme a lancé une plateforme internet et moult actions et opérations dans les rues, sous l’égide d’un intitulé édifiant : Love matters (L’amour compte) >
Dans ce pays, les femmes sont une charge. On continue à les tuer avant la naissance et après. Si on les viole, ce n’est pas si grave, car il faut bien que les garçons puissent être des garçons, a dit un ministre, non pas en 1617, mais en 2017. Les œuvres d’art ont beau être remplies de scènes d’accouplement issues du Kamasutra, qui feraient pâlir les amants les plus entreprenants, le corps féminin n’a aucune importance. Ce qu’il peut ressentir encore moins. Les manuels d’éducation sexuelle ne sont pas nécessaires, la pornographie suffit aux garçons qui s’en contentent fort bien.

Le vagin radioactif de Mme Rokudenashiko

Au Japon non plus, l’amour n’existe pas, mais le sexe beaucoup.
N’importe qui peut acheter, sans rencontrer le moindre problème, des objets pour l’excitation et la satisfaction du sexe masculin, quitte à ce qu’ils soient hideux ; les pages des mangas sont pleines de dessins explicites, jamais à l’avantage des femmes ; revues, films et ouvrages « cultes » montrent des femmes en chair et en os, attachées, bâillonnées, dans des états d’étouffement et d’écrasement que ne renieraient pas des spécialistes de la torture ; des phallus géants sont promenés en grandes pompes, lors de la fête annuelle de la fertilité, devant des foules immenses composées d’hommes, de femmes et d’enfants, qui tous en profitent pour lécher des glaces phalloïdes, comme s’il s’agissait d’une gourmandise parmi les plus anodines.
Pendant ce temps, l’artiste Rokudenashiko, qui a été arrêtée par dix policiers, doit se défendre devant un tribunal pour prouver qu’elle n’est pas une criminelle qu’il faudrait d’urgence mettre en prison durant deux ans, parce qu’elle a fait des moulages de son vagin, les a transformés en objets artistiques, et a trouvé moyen de les imprimer en 3D. Rokudenashiko nous apprend qu’au Japon, la centrale nucléaire de Fukushima n’est rien à côté de l’idée même du sexe féminin – tabou super atomique – sans parler de sa représentation.
Pourtant, cette artiste est aussi composée d’un vagin, qu’elle trouve de surcroît joli. Elle tient à le faire savoir et à le montrer, seule de son espèce à oser poser des mots et des actes qui sonnent d’une manière rien de moins que révolutionnaire, dans ce Japon qui se trouve malgré tout, lui aussi, dans le vingt et unième vingtième siècle, depuis bientôt vingt ans…

La démonstration de Mme Hussein

Le sexe féminin, dans sa version la plus concrète de plis et de replis de chair, on le coupe carrément en islam.
To cut, dit-on.
Have you been cut ? se demandent les femmes entre elles.
À part celles qui ont subi ce massacre et qui, si elles y ont survécu, doivent en payer les douloureuses et dangereuses conséquences jusqu’à la fin de leur vie, personne ne sait ce que ce coupage implique exactement, ni ne cherche à le savoir. #Female Pleasure nous l’explique, à travers le témoignage et les actions de Leyla Hussein, une Somalienne d’origine, qui fut pour sa part coupée à l’âge de sept ans. À l’aide d’un grand ciseau, devant un modelage géant du sexe féminin, cette psychothérapeute installée à Londres montre à de jeunes hommes musulmans les différentes étapes de cette « opération » réalisée sans anesthésie, à savoir l’ablation du clitoris, puis celle des petites lèvres, puis celle des grandes lèvres. Le mot torture est prononcé par l’un des jeunes spectateurs, effaré devant ce qui n’est pourtant qu’un tas de pâte à modeler sans la moindre goutte de sang.
Tout à fait approprié, ce mot de torture n’empêche guère, aujourd’hui encore, partout dans le monde, y compris dans les capitales européennes, des hommes de croire que cette « opération » a juste pour but de « calmer un peu » les femmes, et ces dernières de continuer à exiger que leurs filles, et les filles des autres, se fassent couper. Lorsqu’une victime adopte le point de vue de son agresseur et défend les intérêts de celui-ci, on explique ce surprenant phénomène par un syndrome psychiatrique dit de Stockholm > À cette différence que dans le cas du massacre des sexes féminins, le syndrome stockholmien se trouve multiplié par dix, ou plutôt par cent.
Il faut essayer de se représenter la réalité : depuis des centaines d’années, des millions de sexes d’hommes s’acharnent, durant les actes de copulation, sur des sexes féminins mutilés, par conséquent sur des êtres amputés, qui ne peuvent rien ressentir d’autre que de la souffrance, et jamais ces hommes ne se sont levés en masse pour que cesse ce carnage. Dans leur grande majorité, les femmes ne se lèvent pas non plus, pas même la maman de Leyla Hussein, pas même ses tantes ni ses voisines, et encore moins la femme qui s’en est pris à elle, juste après avoir mutilé sa grande sœur.
Le terme anglais FGM, pour Female Genital Mutilation, est souvent employé par Leyla Hussein, comme un automatisme, jusqu’à ce qu’elle nous dise qu’il est temps d’appeler un chat, un chat, à savoir que les èfèmmedji ne sont pas des FGM, mais rien d’autre qu’une agression sexuelle sur un enfant, avec un couteau. Les choses changent bien sûr, le film en témoigne auprès d’une tribu Massaï. On coupe donc – un peu – moins de nos jours. Mais la superbe et très forte Leyla Hussein, dont on pourrait se dire à première vue qu’elle s’en est bien sortie, craque à un moment donné dans le film. Elle craque pour de vrai, parce qu’elle n’en peut plus, figurez-vous, elle n’en peut vraiment plus de devoir mettre tant de forces, chaque jour qu’Allah fait, pour que cesse enfin cette pratique qui devrait horrifier jusqu’aux esprits les plus abrutis.

Le Dieu vivant de Mme Wagner

Le monde chrétien est naturellement éloigné de tant d’arriération. Ceux qui en sont convaincus pourront toujours regarder avec attention les images publicitaires ouvrant le film, toutes tirées de campagnes conduites sous nos yeux contemporains par des marques connues, qui tiennent à nous vendre leurs parfums, leurs vêtements, ce genre de choses à priori inoffensives. Ces mêmes personnes pourront prêter leurs deux oreilles au témoignage extraordinaire de Doris Wagner, une ex-religieuse catholique qui, à deux pas du Vatican, alors qu’elle était en formation, a été livrée (geliefert, c’est le verbe allemand qu’elle emploie) à son supérieur, qui n’a plus cessé de la violer.
Pour parvenir à ce résultat, et Doris Wagner l’explique très bien, l’Église catholique ne recule devant rien pour déposséder ses futures proies de la totalité de leur personnalité, sans qu’elles ne s’en aperçoivent. Il faut dire que l’ambition de disparaitre, en tant qu’individu pensant et ressentant, pour devenir rien de moins que l’épouse du Christ, exige de puissantes capacités d’abstraction…
Un jour, tandis que le pape était à son balcon pour bénir les foules massées sur la place Saint-Pierre, la religieuse abusée se tenait non loin du pontife, derrière les rideaux, avec quelques-unes de ses consœurs. Et voici que tout à coup, Doris Wagner a éprouvé un besoin irrépressible de se précipiter et de sauter du balcon papal. Elle avait calculé mentalement que la hauteur était suffisante pour mettre un terme à sa vie cauchemardesque. À la dernière seconde, la jeune femme s’est dit que Dieu existait. C’est sans doute ce qu’on appelle la foi, la vraie.
Heureusement que Doris Wagner ne s’est pas suicidée ce jour-là, car l’Église aurait trouvé moyen de dégainer une nouvelle fois son arme explicative préférée : Satan. N’est-il pas en effet de notoriété publique, aux yeux de millions de catholiques, que si le mal existe, c’est parce que le diable s’en mêle sans cesse ? N’est-ce pas lui, l’encorné, et personne d’autre, qui s’empare des âmes non vigilantes, même lorsque celles-ci sont revêtues de soutanes, redresse les pénis et les transforme en des phallus qui pénètrent avec violence des enfants et des femmes ? Satan est réputé capable de tout. Quant à l’Eglise catholique, elle ne semble pas s’étonner que le Malin soit aussi monomaniaque dans le choix de ses victimes. À moins que d’ici peu, dans la suite des scandales qui ne sont pas près de diminuer, nous n’apprenions que les femmes consacrées n’ont jamais cessé, elles non plus, depuis des siècles jusqu’à aujourd’hui, de violer, martyriser et soumettre des prêtres.
L’ex-religieuse qui témoigne dans #Female Pleasure pourrait en tout cas servir d’illustration enfin crédible au phénomène de la résurrection après crucifixion, car c’est bien ce qui s’est passé pour cette femme qui a trouvé la force de véritablement re-naître à la vie.

Deborah Feldman, Vithika Yadav, Rokudenashiko, Leyla Hussein et Doris Wagner ne sont pas des victimes. Elles sont des êtres humains qui ont refusé l’inacceptable et ont agi en conséquence. Ce qu’elles nous disent du monde est si souvent à la limite du soutenable que nous ne pouvons qu’être reconnaissants de parvenir à respirer, grâce au magnifique travail de photographie réalisé pour ce film. Dans l’ensemble, nous pouvons aussi être reconnaissants envers Barbara Miller et son équipe talentueuse, pour avoir eu l’ambition d’un regard vaste, impitoyable, et néanmoins pas totalement désespéré.

La nature et les femmes

Une urgence nous menace : celle du dérèglement climatique, sous le coup de l’épuisement de la planète induit par l’exploitation humaine. Il en existe une autre, tout aussi incontestable, qui concerne le traitement réservé à l’immense majorité des femmes sur cette même planète. Dans les deux cas, les termes de violence et d’exploitation à outrance ressortent. Qui sait si ces deux problèmes fondamentaux ne sont pas liés, et s’il n’était pas temps de voir – enfin – à quel point ils le sont.
La question de fond soulevée par les témoignages de #Female Pleasure, à savoir celle de l’origine de la haine à l’égard des femmes, ne peut que nous renvoyer aux travaux de recherche qui ont osé l’empoigner, menés dans nombre de cultures, et bien souvent par des femmes.
Pour ma part, ce sont les textes de Françoise Héritier, anthropologue française décédée en 2017 à l’âge de 84 ans, qui ne sont jamais loin de ma main. La chercheuse s’est rendue sur de nombreux terrains. Elle a mis à jour une « étrange » systématique, ressortant à quasi toutes les langues, y compris les plus sommaires. La voici : les mots liés à l’univers féminin (l’humidité, le mou, le sang des menstruations, la lune etc.) sont toujours assortis d’une valeur négative, contrairement aux mots liés à l’univers masculin, tous positifs (le sec, le dur, le sperme, le soleil etc.). De fil en aiguille, l’anthropologue en est arrivée (et il s’agit ici d’un résumé bien trop rapide) à poser une équation saisissante, qui se trouve au fondement des sociétés humaines : celle de la valence différentielle des sexes >
Remontant peu à peu à la source de cette différence de valence (répulsion, donc négatif, donc condamnable, ou attirance, donc positif, donc recommandable) Françoise Héritier a posé une hypothèse dont on n’a pas fini d’étudier la profondeur : les hommes ne sont pas capables de se reproduire. Ils doivent en passer, pour ce prodige, par le corps des femmes. D’où le contrôle sur ces corps, l’asservissement sur la durée, afin que ne leur échappe pas le produit de leur sperme, à savoir les enfants, bref tout ce que l’on sait déjà. Mais Héritier va plus loin, et je l’expose ici avec des mots plus illustrés que ceux qu’elle a utilisés : s’il est déjà insupportable, pour les hommes, d’être privés par nature du pouvoir de reproduction, ce qui l’est davantage encore, c’est de prendre conscience qu’en sus du pouvoir que les femmes ont de se reproduire elles-mêmes, par conséquent de donner naissance à des femelles, elles sont aussi capables – et elles seules le sont – de reproduire le contraire d’elles-mêmes, à savoir les mâles. Dit plus brutalement, les mâles sont avant tout – et c’est là que le bât blesse – incapables de se reproduire eux-mêmes à l’identique.
Françoise Héritier écrit : « C’est cette incapacité qui assoit le destin de l’humanité féminine. »

© catherine lovey, le 26 mars 2019

Références :

# Female Pleasure, film documentaire réalisé par Barbara Miller.
En savoir plus sur le film >

Grâce à Dieu, film de François Ozon
En savoir plus sur le film >

Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église, enquête et réalisation d’Éric Quintin et de Marie-Pierre Raimbault
Regarder le documentaire >

Héritier Françoise, Masculin/Féminin I, la pensée de la différence, et Masculin/Féminin II, dissoudre la hiérarchie, Essais Odile Jacob Poches, 2012.