Et maintenant, la peste russe...

Ainsi donc, tout ce qui est russe est désormais contaminé. Puanteur! Horreur! Poubelle!
Ah bon?
Alors écrivons ceci, qui doit être dit avant toute chose: rien, jamais, et sous aucun angle, ne justifiera les crimes en train d’être commis par la Russie en Ukraine. Cette guerre est une monstruosité. En bombardant, pilonnant et tuant, cette armée aux ordres d’un pouvoir criminel – et qui l’est depuis pas mal de temps – nous détruira peut-être aussi. Le cœur même de ce que nous pensons avoir construit sur le continent européen depuis la chute du Mur de Berlin est déjà atteint.
Un ogre a surgi, oui, comme dans les contes, et il piétine, écrase, avale. Et nous sommes là, terrorisés, en train de nous demander: mais elle sort d’où, cette créature qui n’existe que dans les histoires inventées?

D’où sort-elle, justement?
Des indices existent, qui jaillissent des tiroirs, tous les jours depuis le 24 février 2022.
Laissons de côté les grosses affaires, enfin sous sanctions, et les réseaux de désinformation. Ce sont des indices essentiels, mais ils ne coûtent pas grand-chose à pointer du doigt, pas vrai?
Intéressons-nous plutôt aux tiroirs au-dessus de tout soupçon.
Ceux-là même qui ont permis, depuis tant d’années, d’apporter dans nos salles des orchestres de qualité, des troupes de théâtre talentueuses, des expositions magnifiques, de faire des films, des livres, des colloques, etcétéra.
Et tout à coup, quoi?
Du jour au lendemain – pour ne rester qu’en terre romande – le Verbier Festival démissionne son incontournable tête, le chef d’orchestre russe Valery Gergiev. Le Consulat général honoraire de la Fédération de Russie à Lausanne, emmené par le milliardaire d’origine suédoise Frédérik Paulsen, cesse toute activité. Et que va faire la Fondation Neva à Genève, maître d’œuvre, entre autres, de l’exposition Soljenitsyne en 2011, et financée par Gennady Timchenko, l’un des hommes d’affaires sous sanctions américaines depuis 2014, et sous sanctions européennes et suisses depuis fin février 2022?
Que s’est-il passé?
Ont-ils tous attrapé la peste, comme ils auraient pu attraper le Covid?

Eh bien non, ils n’ont pas été infectés tout à coup, ainsi que le laissent entendre, et aimeraient qu’on le pense, tant de responsables d’institutions culturelles. Ils étaient déjà les mêmes lorsque la Russie a mené ses «opérations» en Tchétchénie, en Géorgie, en Ossétie, en Abkhazie, en Crimée, dans le Donbass, en Syrie et on en passe. Ils sont liés à ce pouvoir. Ils en ont favorisé et lustré l’image, quand ce n’est pas les buts. Et ce qu’ils faisaient aussi, grâce à leur argent, leur réseau, c’est une chose très habituelle, qui s’appelle le soft power. Ils ont lancé et financé quantité d’activités culturelles et académiques – en général de qualité – dans le but «de faciliter, développer et promouvoir les relations culturelles, sportives et scientifiques entre le Pays de Vaud et la Russie, dans un esprit de paix et d’amitié entre les peuples». C’est le Consulat honoraire de Russie qui le résume, sur ce qui est subitement devenu son unique page internet, composée de quelques lignes en blanc sur un fond noir…

L’ennui, c’est que le soft power mené par un État n’est pas égal à celui pratiqué par un autre. Tout dépend du pays en question. Plus précisément de la qualité de ses institutions. La qualité absolument non démocratique des institutions russes, en particulier du système judiciaire, était connue de toute personne qui s’informait.
Par conséquent, si le but des réseaux d’influence culturels russes et de certains artistes célèbres, demandés partout, était bel et bien «l’esprit de paix et d’amitié entre les peuples», pourquoi tout arrêter subitement? Pourquoi s’en séparer avec une si grande brutalité? À un moment où nous avons plus que jamais besoin d’efforts conjoints pour arrêter ce désastre?
La réponse est contenue dans la question: parce que ce n’était pas auprès de ces fondations et de ces artistes qu’il fallait s’informer. Ce qu’ils prétendaient était même bien souvent le contraire de ce qui se passait dans la réalité. Tout à coup, l’éclatement de la guerre ne rend plus tenable l’agréable position des yeux fermés.

À partir de là, un exercice mental s’impose: si l’écrivain Prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch, auteur entre autres de La Supplication à propos de Tchernobyl, ou encore l’écrivain Lioudmila Oulitskaïa, ou le réalisateur Andreï Zviaguintsev dirigeaient des festivals X et Y chez nous, et étaient demandés partout sur les scènes occidentales, faudrait-il s’en séparer avec effet immédiat et tout annuler parce qu’ils sont russes ou biélorusses et que la guerre a éclaté? La réponse est non. Parce que ces artistes contemporains, et tant d’autres beaucoup moins connus, voire inconnus ici, n’ont jamais raconté le contraire de ce qui se passait dans la réalité. Ils ont fait leur travail au nom de leur art. Ils n’ont pas utilisé leur art pour le mettre au service de la politique. Il n’y a pas besoin non plus de leur demander de faire acte de contrition publique. Ils sont tellement atterrés qu’ils en pleurent. De honte, d’impuissance, de désolation, au point de peiner à articuler un mot. 

Comme toujours, la guerre amène une clarification. En réalité, elle ne clarifie rien. C’était déjà clair avant. La différence, c’est que nombre d’individus et d’institutions qui prétendaient que ce n’était pas clair n’osent plus le dire.
Trop voyant, désormais.

Ce phénomène n’a rien de nouveau. Les grands musées occidentaux qui ont été financés par les milliards de la famille américaine Sackler ont aussi subitement coupé les ponts, fermé des collections. Pourquoi? Parce qu’à un moment donné, il n’était plus possible de nier ce que beaucoup savaient: l’OxyContin des Sackler, le puissant antidouleur qui les a enrichis, a entraîné la mort de centaines de milliers d’Américains. Il en va de même, depuis 2017, avec tous les secteurs culturels qui ont feint de découvrir qu’il n’était plus possible de favoriser certains «grands» artistes, qui sont par ailleurs aussi des violeurs et des abuseurs.
Nous avons donc un grand problème en Occident.
Et comme toujours, on le règle dans la confusion généralisée. Et la condamnation tous azimuts.


Il faut l’affirmer haut et fort ici: tout ce qui est russe ne pue pas. Loin s’en faut.
Ce qui a été construit depuis la chute du Mur l’a aussi été à travers la culture. C’est même le seul vecteur de compréhension réciproque qui vaille. Ce vecteur risque d’être détruit aussi. À cause des compromis qui ont été acceptés au nom de l’argent, et dont tant de personnes sont en train de se débarrasser en ce moment, en faisant croire que la seule étiquette «russe» suffit à justifier leur décision. 
Il est donc urgent de distinguer. De nuancer. De tout mettre en œuvre pour arrêter cette horreur, ensemble, et ceci quelle que soit notre langue. Notre nationalité. Car sinon, les ogres auront beau jeu de continuer à sortir des pages des contes pour tout saccager.

© catherine lovey, écrivain, 8 mars 2022


Lac des Taillères, près de la Brévine, qualifiée de Petite Sibérie de la Suisse. Photo prise fin décembre 2021.