Pas d'amour, sans amour, faute d'amour

Réflexions autour du film« Faute d’amour », d’Andreï Zviaguintsev, à voir au cinéma durant l’automne 2017.

 

       L’histoire se passe dans une petite salle de cinéma d’un énorme complexe dévolu au septième art, à Moscou.  La salle en question ne compte que cinquante places, parce que le film qui va être diffusé peut certainement être qualifié d’œuvre d’auteur, bien que son réalisateur, Andreï Zviaguintsev, soit connu. De nos jours, connu ne signifie toutefois rien de plus qu’admiré et respecté par ceux qui se rendent dans ce genre de petite salle, et ignoré par tous ceux qui fréquentent des masses beaucoup plus grandes, dans la capitale russe et ailleurs dans le monde.

       Les lumières s’éteignent. Or, voici qu’avant le lancement du générique, un message s’affiche pour nous prévenir, nous autres spectateurs, qui n’étions que onze au début, avant que tous les sièges ne se remplissent durant la diffusion des pubs et autres extraits de blockbuster, pour nous avertir donc, avec le plus grand sérieux, que ce film contient DES SCÈNES AVEC DE LA FUMÉE DE CIGARETTE, ET QUE FUMER EST PARTICULIÈREMENT NUISIBLE POUR VOTRE SANTÉ.

       Nous voici mis en garde. Un réalisateur dangereux est allé jusqu’à faire fumer des acteurs dans son long-métrage, mettant en danger immédiat la santé de ces malheureux, et aussi la nôtre, en nous montrant le mauvais exemple, en lieu et place du bon. Par chance, l’État russe veille sur nous. Il tient à ce qu’en aucun cas, jamais, nous ne nous livrions à cette abjection qu’est la cigarette. Pour le moment, la puissance publique ne peut agir qu’avec les moyens du bord, à savoir cette petite phrase affichée sur l’écran, en attendant de parvenir à faire bannir de tous les films, de toutes les images, de toutes les vies, cette ignominie qu’est la fumée.

       Enfin le film peut commencer. Son titre, c’est Niélioubov (Нелюбовь). Assez difficile à traduire avec exactitude. Un dictionnaire online russo-français indique : inimitié, aversion. Dans sa version française, présentée au Festival de Cannes 2017, le titre choisi est « Faute d’amour ». En anglais, on a préféré un « Loveless ». Quoi qu’il en soit, pour dire amour en russe, on dit lioubov. Quant à la particule nié, elle est utilisée pour nier quelque chose. Par exemple : ïa tibia nié lioublou, je ne t’aime pas. Il y a donc d’un côté, dans la langue russe, l’amour, lioubov, et son exact contraire, à savoir l’absence d’amour, niélioubov.
            À partir de là, il est tout à fait miraculeux que 39 personnes aient décidé de rejoindre les onze qui occupaient déjà les sièges avant le lancement des pubs, pour découvrir un film ainsi intitulé, qui de surcroît contient des scènes avec de la fumée de cigarette… Personne ne quitte pourtant la salle. Sans doute parce que nous avons payé notre billet 350 roubles (presque six francs), ce qui n’est pas exactement donné, compte tenu des revenus en Russie. Personne ne la quittera non plus avant le générique de fin, alors qu’il y aurait toutes les raisons de s’en aller.
 

       COUPLE EN DESHERENCE

       Dans ce film, les personnages principaux – il s’agit d’un couple – font tout ce qu’il faut pour mener une vie telle qu’il est recommandé de la mener aujourd’hui, en admettant que ce qui est recherché soit le bonheur et le succès, plutôt que la médiocrité. Ils ont chacun un bon boulot. Prennent grand soin de leur santé et de leur apparence. Sont très connectés à tout ce qu’il est possible de faire avec un smartphone. Ils se sont même, l’un et l’autre, trouvé un nouvel amour, beaucoup plus en rapport avec l’idée que chacun d’entre nous pouvons nous faire de l’amour véritable. Le mari a déniché une jolie jeune femme, dévouée et avec un gros ventre, parce qu’elle porte déjà l’enfant qui leur naitra bientôt. L’épouse, de son côté, refait sa vie avec un individu grisonnant, calme et aisé, qui vit dans une maison aux meubles stylisés.
Il ne reste à ce couple en déshérence plus qu’à solder son mariage par un divorce. Ils s’étaient unis alors qu’ils étaient très jeunes, et elle enceinte, désireuse de fuir à n’importe quel prix une famille parfaitement infréquentable, ainsi qu’il en existe en Russie et partout dans le monde. Il reste aussi à ce couple à vendre l’appartement commun, situé dans l’une de ces tours modernes, comme il en existe etcétéra, avec vue sur la campagne environnante, ou plutôt ce qu’il reste de la campagne. Et puis oui, il leur faut encore se mettre d’accord pour savoir avec lequel des deux va vivre Aliocha, leur fils de douze ans, un écolier qui aime à rentrer chez lui en passant par les bois, à flâner près de la rivière, à accrocher des cerfs-volants improvisés dans les arbres. De fait, ni cet homme, ni cette femme ne souhaitent s’embarrasser du dénommé Aliocha, à ce stade de leur vie en pleine expansion. Elle, parce que cet enfant lui a déjà assez coûté, arrivé trop tôt, non désiré, et qui l’a obligée à vivre avec un homme qu’elle n’a jamais aimé. Lui, pour sa part, aura bientôt un enfant, le sien, celui qui est en ce moment dans le ventre de la jolie jeune femme dévouée. De plus, ce mari ne doute pas qu’à douze ans, un garçonnet ait essentiellement besoin de vivre avec sa mère.

       Sur ces entrefaites, Aliocha disparaît. On ne sait pas grand-chose de cet enfant et même son seul ami, en classe, en sait peu. Une scène ne nous aura toutefois pas échappé : celle qui montre Aliocha en larmes, caché derrière une porte, un soir que ses parents se disputent affreusement.

       L’avantage, avec un réalisateur comme Andreï Zviaguintsev (Le retour, Le bannissement, Elena, Léviathan), c’est qu’il travaille avant tout l’instrument de son art, à savoir les images. Il les compose, les cadre, les découpe, réfléchit beaucoup aux enchaînements. Ce sont elles qui racontent et font avancer l’histoire, et non pas d’abord les acteurs ou le scénario.
À cet égard, les premiers plans inscrivent le film dans son identité, celle d’un long poème visuel dans lequel il ne sera jamais possible de séparer la beauté du tragique. Nous entrons dans cette histoire à travers les branches nues, sublimement agencées, d’arbres penchés sur une rivière. L’automne est fini, l’hiver pas encore installé. Les couleurs oscillent entre le gris-noir, le gris-brun et quelques taches de blanc, celui de la première neige demeurée au bord de l’eau. Il se dégage de cet entre-deux une poignante mélancolie. Quelque chose pourrait exister qui pourrait être beau, mais quoi ? De la tendresse ? Un apaisement ? La caméra s’attarde sur cette nature, dans le plus grand silence. Puis l’enfant apparaît. Il va seul à travers des bois dont on pourrait penser qu’ils s’étendent à l’infini, mais pas du tout. Juste de l’autre côté surgissent les hautes tours d’habitation. Elles ont l’air d’avoir été plantées dans le vide, comme si rien ne pourra jamais plus relier la vie des hommes à ce morceau de forêt qui n’a pas encore été détruit par les excavatrices.
 

       ENCORE PLUS BRUTALEMENT

       Ce film russe nous tend un miroir à travers lequel il ne fait pas bon y voir refléter notre image. En premier lieu, l’image de notre moi-même concentré autour du plus important, à savoir l’épanouissement de soi-même. Ensuite, celle de nos vies si bien arrangées, en route vers le mieux, le plus équilibré, le plus valorisant.
Certes, il est possible de se protéger d’une telle charge en la jugeant caricaturale (par exemple…) et surtout en invoquant le contexte russe. Il ne fait pas un pli que cette histoire se déroule dans un pays qui n’est ni la Suisse, ni la France ni aucun pays d’Europe occidentale. Elle se déroule bel et bien dans cette Russie où les routes sont pleines de trous, et où les églises à bulbes flambant dorées et flambant neuves fleurissent partout, même dans les régions les plus abandonnées. Cette fiction prend corps dans une société qui prétend être le fer de lance de la défense des valeurs traditionnelles – famille, solidarité, foi, moralité surtout – alors qu’en réalité, les impératifs de réussite y sont pris davantage au pied de la lettre que chez nous, c’est-à-dire encore plus brutalement. Parce qu’il n’y a pas le choix. En Russie, celui qui tombe a peu de chance de se relever, et il le sait. Les assurances n’assurent rien pour la majorité, les êtres abandonnés le sont vraiment, enfants compris, et les innombrables retraités (la majorité l’est officiellement à partir de 55 ans) ne peuvent même pas vivre dix jours dans le mois sur la seule base des montants perçus.

       Alors oui, le contexte de Niélioubov est russe, mais la vie menée par ce couple en train de solder son passé, pour aller au plus vite vers un meilleur avenir, est exactement du genre de celle que nous menons. Lorsque la disparition de l’enfant est enfin constatée, la mère se trouve dans l’incapacité de savoir si Aliocha a passé ou non la nuit dans sa chambre. Quant au père, il ne peut s’occuper du problème maintenant, puisqu’il est au travail. Sans compter que le gamin est sans doute en train de traîner quelque part, juste pour embêter, ou parce qu’il craint une punition.
Ces parents ne sont pas des monstres. Ils ont leurs préoccupations, leurs priorités et sont très occupés. Tout comme nous les avons. Ils sont aussi pétris de rancœurs et de regrets, dont ils ne sont pas moins prompts que nous-mêmes à vouloir en faire porter le chapeau à autrui.
 

       DES BÉNÉVOLES QUI NE PAIENT PAS DE MINE

      
Les images de Zviaguintsev s’attardent beaucoup sur un groupe de personnes hétéroclites, dont on dirait qu’elles ont été pêchées au hasard dans la rue. C’est en effet le cas, puisqu’il s’agit des membres d’une association bénévole, mais très organisée, qui entame aussitôt les recherches pour retrouver Aliocha, la police n’ayant ni les moyens, ni la volonté, de le faire à cette échelle. Ce n’est d’ailleurs personne d’autre que le policier en charge de l’enquête qui donne aux parents le téléphone de cette association.  On pourrait reprocher à Zviaguintsev d’en faire trop avec ses bénévoles, et de se faire plaisir avec des plans visuellement saisissants de recherches à travers les bois, et aussi de fouilles d’un lieu si étrange qu’il en paraît exagéré à nos yeux d’Occidentaux. En totale déliquescence, le bâtiment en question pourrait ressembler à un immense centre de cure et de repos, comme il en a tant existé durant l’époque communiste, et qui sont souvent dans un état fantomatique aujourd’hui. De là à y voir un symbole politique, libre à chacun. On aurait tort, en tout cas, de reprocher au réalisateur l’attention portée à ces bénévoles. Car s’il y a quelque chose à quoi se raccrocher dans cette histoire où les personnages sont incapables de faire face à leurs responsabilités, c’est bien à eux, à ces anonymes qui ne comptent ni leur temps, ni leurs efforts, sans que cela ne leur rapporte le moindre avantage, et qui appellent « Aliocha ! Aliocha ! » dans la nuit qui tombe, comme si l’enfant disparu était le leur.

       Il est de bon ton, par rapport à la Russie, de s’interroger pour savoir "où est la société civile ?" Il s’agit en effet d’une question légitime. Hormis quelques manifestations de protestation ici où là, et dont l’élan retombe assez vite, la société russe semble trop apathique, ou trop occupée, ou trop fataliste pour manifester le moindre intérêt envers ce qui, au sens strict du terme, dépasserait le cadre de sa vie quotidienne, et concernerait par exemple des questions liées à l’exercice du pouvoir et à la démocratie. Toujours est-il qu’Andreï Zviaguintsev a trouvé un indice de l’existence d’une société civile active, à travers ce groupe de bénévoles qui n’a rien de fictif. Pour une raison qui dépasse sans aucun doute ses petites manies personnelles, le réalisateur a choisi de s’y attarder. Comme si, au bout du compte, l’action à la fois gratuite et efficace – par conséquent extra-ordinaire – de ces anonymes qui ne paient pas de mine, dépassait largement l’histoire de ce couple, quant à lui si ordinaire.
 

       SIDÉRANTE INVERSION

      
Niélioubov pose surtout la question de notre rapport à la réalité. Dans quelle mesure, à l’heure de l’explosion des images arrangées sur les réseaux sociaux, des jeux vidéo online, et des « informations » trafiquées en tous sens par les réseaux de propagande, sommes-nous encore capables de regarder et de comprendre ce qui se passe dans la réalité, y compris lorsque celle-ci nous touche de près ? Une scène de ce film, dont nous ne dévoilerons rien, est révélatrice à cet égard. De même que la réaction des spectateurs, dont beaucoup semblent n’y avoir vu que du feu, eux aussi...
       Nos vies sont non seulement de plus en plus accaparées par le virtuel, mais nos projets de réalisation aussi. Dès lors, tout ce qui est de l’ordre de l’encombrante réalité constitue autant de freins que nous nous empressons de « zapper ».
Sidérante inversion !
Autrefois, on « zappait » ce qui était de l’ordre des images et du fictif ; aujourd’hui, on préfère « zapper » des pans entiers de la réalité, pour mieux demeurer dans les images arrangées…

       Dans le monde occidental, cela fait longtemps que l’industrie des jeux accapare les esprits, essentiellement masculins, en offrant des doses – apparemment suffisantes –  de frissons fictifs liés au sentiment de puissance, à la violence et aux combats. En Russie, les jeux vidéo rencontrent tout autant de succès. À cette différence que l’héroïsme guerrier des hommes, sans cesse requis sur des champs de bataille véritables, a été une valeur mise en avant durant toute l’époque soviétique. Elle a permis aux hommes, avec la grande complicité des femmes, de se dédouaner des responsabilités ayant trait à la vie quotidienne, à la paternité, à la vie maritale. Lorsque l’URSS s’est effondrée, un changement s’est amorcé. On avait nettement moins besoin de héros prêts à défendre un empire qui n’existait plus, et davantage besoin de mâles capables de construire dans la vie ordinaire. Si bien qu’au sein des jeunes générations se sont peu à peu constituées des familles avec des hommes qui ont appris à se comporter aussi en tant que mari et père. Mais voilà que le conflit ukrainien a éclaté. À point nommé ? Une sale guerre, non fictive, offrant son lot d’images quotidiennes, pour certaines conformes à la réalité du terrain, pour beaucoup trafiquées par l’une et l’autre partie prenante. Le cinéaste russe s’en saisit et nous montre quoi ? Deux hommes, en l’occurrence le père d’Aliocha, l’enfant disparu, ainsi que le nouveau compagnon de la mère, scotchés chacun devant leur télévision. Voici ces mâles à nouveau accaparés par la guerre. Suspendus au développement du « feuilleton » ukrainien, peu avare en babouchkas hurlantes, posées au milieu des décombres, et qui en appellent fort à propos à la vengeance. Afin de pouvoir regarder les nouvelles tranquillement, le père d’Aliocha, dont le nouvel enfant ­– celui qui, au début de l’histoire, était dans le ventre de la jolie jeune femme dévouée – a déjà bien grandi, saisit celui-ci sans ménagement et le jette dans sa chambre, insensible à ses pleurs.
Tout est dit.
Pendant ce temps, dans l’autre nouveau foyer, tandis que l’homme grisonnant, calme et aisé regarde les nouvelles de la guerre sur son canapé, la mère d’Aliocha, vêtue d’un survêtement aux couleurs de la Russie, fait du sport sur la terrasse à l’extérieur.
Elle court et court sur le tapis d’une machine à jogging.
Elle court et court dans le vide.  

Mais souvenons-nous que dans le monde d’aujourd’hui, RIEN N’EST PLUS DANGEREUX QUE LA FUMÉE DES CIGARETTES.

                                                            © catherine lovey, septembre 2017