La Mouette d'Ostermeier

Voici quelques réflexions que je livre en deux parties, suite à La Mouette mise en scène à Vidy-Lausanne par Thomas Ostermeier, sur la base d’un texte traduit de l’allemand (et non du russe) et adapté en français par Olivier Cadiot.

 

Première partie : les volatiles >

Deuxième partie : une dérussification massive

Cathédrale Saint-Basile-Le-Bienheureux, sur la Place rouge à Moscou.             © giulia ferla, dessin au fusain, 2014

 

      Oui, je sais, ça sonne bizarre, ce mot, dérussification…
    Parce que russifier et russification, on les trouve facilement, déjà dans le Petit Larousse. En revanche, l’acte contraire, à savoir la dérussification, que nenni !,  comme s’il était impossible, voire impensable, d’ôter son caractère russe à ce qui l’est, ou à ce qui l’est devenu.

    Pourtant, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier parvient à dérussifier sans problème. Sa Mouette, présentée en français récemment à Vidy-Lausanne – et actuellement en tournée à travers l’Europe – n’offre aucun doute à ce sujet. L’entreprise de dérussification s’est faite en plusieurs temps. Du coup, elle est massive. Le texte présenté à Vidy est en effet une adaptation, réalisée en français par Olivier Cadiot, d’un texte déjà adapté en allemand par Thomas Ostermeier. On imagine qu’à la source, il devait bel et bien y avoir le texte en russe de Tchékhov, mais rien n’est garanti à ce sujet, si ce n’est que Cadiot dit s’être aussi basé sur une traduction du russe faite par Antoine Vitez.  

    Si bien que nous découvrons l’existence d’une méthode toute simple pour dérussifier: adapter des adaptations. Un peu comme si Anton Pavlovitch Tchékhov était l’un de ces écrivains mondialisés d’aujourd’hui, capable de causer droit dans les yeux de ses lecteurs depuis une scène du salon du livre de Beyrouth, en passant par une scène similaire à Shangai, New York, Genève et cætera.

    Pourquoi pas, après tout ? 

    Le fait est que si Anton Pavlovitch était encore des nôtres (il l’est, bien entendu, mais je veux parler de son corps, de ses petits yeux qui n’en pensent pas moins, de sa barbichette), c’est sûr qu’il embarquerait plus souvent qu’à son tour à bord d’un appareil Aeroflot. Comme je le connais, il rechignerait ferme, mais on peut compter sur son éditeur pour lui faire entendre raison. L’éditeur lui dirait quelque chose comme écoute mon grand, soit tu veux demeurer un écrivaillon dans ta province, et à ce moment-là, tant pis pour toi, soit tu te mets dans le crâne les réalités d’aujourd’hui, et t’arrêtes de croire qu’une œuvre littéraire, ça peut rayonner comme ça, par la seule grâce du saint-esprit. Intelligent comme il l’est, Antoine T. capterait le message cinq sur cinq, j’en suis persuadée.
    D’ailleurs, dans un entretien qu’il a accordé au théâtre de Vidy, Thomas Ostermeier déclare que si Tchékhov était encore parmi nous (et il pourrait garder sa barbichette, parce que c’est redevenu à la mode chez les mâles ndlr), il serait une sorte de human rights activist ou quelqu’un qui travaillerait pour une ONG. 

    Il faut donc imaginer notre Anton face caméra, les traits tirés mais toujours élégant de sa personne, sur l’île grecque de Lesbos par exemple, en train de déclarer, sans mâcher ses mots, que la politique des pays membres de l’UE à l’égard des réfugiés est une honte. Une honte, je vous dis !

    Au lieu de quoi, à son époque, le pauvre docteur Tchékhov se débattait seul, dans l’indifférence médiatique générale. Il tâchait de soigner ses patients, dont une grande partie était si pauvre qu’elle ne pouvait le payer, si ce n’est en œufs ou en tranches de pain. Il écrivait la nuit, tout en crachant des bronches qui finiront par avoir raison de lui en 1904, à l’âge de 44 ans seulement. Il écrivait vite, de petites nouvelles qu’il livrait aux gazettes contre paiement, tant il ne savait plus comment faire pour nourrir les innombrables parasites qui vivaient sur son dos, mère, père, frères, belles-sœurs, neveux, nièces, alcooliques, ou flemmards, ou dépressifs, ou à la dérive, bref une famille russe typique.
     Et voilà qu’il trouva malgré tout la force de se rendre au bagne de Sakhaline, ce que nul n’avait jamais eu l’idée de faire, à l’autre bout de l’empire russe, pour voir d’un peu plus près comment on traitait les déportés dont tout le monde se fichait. Personne ou presque n’a rien su de son périple, qui a duré huit mois, ni n’a tenu à le savoir. Si bien qu’Anton a dû lui-même s’atteler à l’écriture de L’Île de Sakhaline à son retour, pour raconter. Il s’agit d’un texte à mon avis plutôt sec, très scientifique dans son approche, mais dont il est du dernier chic aujourd’hui, en Russie notamment, de dire que c’est son plus grand texte littéraire. Comme si un sens aigu du marketing exigeait désormais une confusion obligatoire entre la biographie d’un écrivain, en l’occurrence son courage, sa capacité à sortir des sentiers battus surtout, et sa production contingente.

    Quoi qu’il en soit, le célèbre metteur en scène allemand Ostermeier n’a pas hésité, en introduction de sa Mouette, à faire projeter sur scène un court extrait du texte de Sakhaline, qui n’a évidemment rien à voir, mais rien du tout, avec la Mouette.

    Ostermeier n’hésite pas non plus, dans l’entretien accordé au théâtre de Vidy, juste après nous avoir annoncé qu’Antoine serait aujourd’hui une sorte de human rights activist, à préciser :
 «  Pourtant, il [Tchékhov] écrit une pièce [La Mouette] qui parle peu de questions sociales ou politiques. Au contraire, il décrit la bourgeoisie, les nantis de son époque, obsédés continuellement par leurs petits problèmes de carrière et de renommée, ou leurs histoires d’amour malheureuses, sans aucune référence à d’autres problématiques. Mais en arrière-plan sourd une crise humaine fondamentale, une crise sociale et politique qui malmène des êtres, torturés, malades ou livrés à eux-mêmes. Je vois dans cette opposition entre ses engagements et ses descriptions un écho à la situation d’aujourd’hui en Europe, et pas seulement à la nôtre, d’artistes et d’intellectuels. »

    Voilà.

     Tout est donc dans le « mais » prononcé par Ostermeier.
    Ce « mais en arrière-plan blablabla » marque le moment grandiose où un metteur en scène contemporain s’approprie le texte d’un autre, en retient ce qu’il veut, lui fait dire ce qu’il veut, le contextualise comme il l’entend. Ces choses-là arrivent souvent de nos jours. On pourrait même dire qu’elles sont hyper hype. À l’avant-garde de la mode, quoi. Des metteurs en scène, souvent célèbres – et qui sait si ceci n’explique pas cela ? – lâchent un seul « mais », et un boulevard s’ouvre devant eux. Ils s’emparent alors de textes écrits par des auteurs encore plus célèbres qu’eux, mais fort heureusement morts, et les adaptent sans vergogne pour leur faire rendre un jus d’aujourd’hui, dans des situations d’aujourd’hui, afin que les gens d’aujourd’hui puissent tout bien comprendre.

    C’est ainsi.

    Personne n’a d’ailleurs jamais dit que pas un cheveu d’un texte ne devait être touché par principe. Moi-même, je ne le dis pas. Une question pourrait toutefois être soulevée, qui ne l’est jamais : au nom de quoi faire subir une coupe au carré à un texte qui se tient très bien tout seul, a traversé déjà plus d’un siècle en tant que tel, sans perdre la plus petite de ses forces. Au nom de quoi ? Cette question semble n’intéresser personne. Elle concerne certainement des gens qui écrivent. En tout cas, moi, elle m’intéresse, je la juge fondamentale. Me voici bien avancée, pas vrai ? D’autant que je reconnais qu’Ostermeier nous a livré une formidable mouette, qui volait très bien toute seule, sans la moindre plume russe, portée par des comédiennes et des comédiens au talent immense.

    Dans cette mouette mondialisée de Vidy, on entend en effet que des chansons en anglais, belles par ailleurs, et interprétées en direct sur la scène. Personne n’utilise les patronymes russes pour s’interpeller, personne ne dit plus très estimée Irina Nikolaiévna ! Lecture nous est faite d’un extrait de Plateforme de l’inévitable Houellebeq, forcément à propos du sexe triste de notre époque, et non plus d’une nouvelle de Maupassant. La mouette abattue sera photographiée par l’écrivain Trigorine avec son Iphone, avec une désinvolture similaire à celle dont nous ferions preuve, vous et moi, dans une telle situation. Il n’y a plus la moindre allusion aux travaux des champs en plein été. D’ailleurs, le régisseur du domaine, Chamraev, a disparu. C’est pourtant lui qui multiplie roueries et courbettes hypocrites dans le texte original, car il ne veut pas faire atteler les chevaux, occupés aux récoltes, pour conduire les invités de marque à la gare. Exit Paulina, la femme frustrée de cet affreux Chamraev, prise à son propre piège, comme tant d’autres, dans une vie sans saveur. On ne mange plus de prunes, ni de confitures. On boit à peine. Il n’y a plus de domestiques. On parle un langage du quotidien, direct, sans chichi, sans hiérarchie sociale. On fait même allusion à ce qu’on voit à la télé, tous ces réfugiés syriens, si c'est pas terrible !  Sur la fin, la jeune Nina ne dit pas ces paroles qui, à chaque fois, me tirent les larmes :     
     « Demain, de bonne heure, je partirai pour Eletz, en troisième… avec des moujiks ; à Eletz, des marchands cultivés m’assommeront de compliments. La vie est brutale ! »

    Ostermeier s’offre de surcroît le luxe de se ficher des normes du théâtre contemporain. Si bien que la scène où la jeune Nina doit interpréter le texte abscons de Constantin, qui commence, chez Tchékhov, par la célèbre tirade : « Les hommes, les lions, les aigles et les perdrix, les cerfs à cornes, les oies etc », se transforme en une parfaite parodie de ce que l’on doit subir aujourd’hui d’une façon endémique sur les scènes : une image vidéo est ainsi projetée sans aucune nécessité sur la robe blanche de Nina, des paroles sans queue ni tête sortent de sa bouche, la gestuelle et le son deviennent psychédéliques et, comble de l’humour noir, le cerf du texte original est ici transformé en une carcasse qui sera peu à peu élevée au-dessus de la jeune fille, grâce à une poulie… Constantin grimpera ensuite lui-même sur une échelle pour aller y planter son couteau et se faire arroser de sang, comme il se doit de nos jours, en termes de morbidité à gogo.

    Absolument excellent !  

    Or, voici que tant de choses manquent dans cette mouette mondialisée, sans que cela ne gêne gravement, et que d’autres y ont été ajoutées, qui n’y ont pas leur place à priori, sans que cela n’altère en rien la force du drame en train de se jouer.
    C’est tout à fait étonnant. Et très stimulant.

    De là à conclure que même dérussifié de la tête aux pieds, Tchékhov tient la route, c’est un pas que je franchis allègrement. De là à penser que le talentueux Ostermeier en aura fait la preuve, peut-être involontairement, c’est une hypothèse que je pose.

    Dans tous les cas, il eut été élégant, élémentairement élégant, disons-le, d’annoncer une Mouette d’après Tchékhov, et non pas, comme cela a été fait, La Mouette d’Anton Tchékhov.

    Précisons enfin que j’ai quand même trouvé le mot dérussification, mais pas dans le dictionnaire ordinaire. En réalité, dans le Robert historique de la langue française, élaboré sous la direction d’Alain Rey. Il y est précisé que russifier est un dérivé de russe, en vigueur depuis 1815, sous la plume de Joseph de Maistre, si bien que russification était aussi utilisé dès le XIXe. Quant au nom féminin dérussification, il est apparu plus tard, en 1926, par conséquent après la révolution bolchévique et la mort de Lénine…